Page:Boccace - Décaméron.djvu/442

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ils se promirent l’un à l’autre que celui des deux qui mourrait le premier, reviendrait, si c’était possible, trouver celui qui serait resté vivant, et lui donnerait des nouvelles de ce qu’il désirait savoir ; ils s’engagèrent par serment à faire ainsi. Cette promesse faite, et les deux amis continuant à vivre en étroites relations, comme il été dit plus haut, il advint que Tingoccio devint le compère d’un Ambruogio Anselmini, qui demeurait à Camporeggi et qui avait eu un fils de sa femme nommée Mona Mita.

« Tingoccio, visitant parfois en compagnie de Meuccio sa susdite commère qui était une très belle et très appétissante dame, s’énamoura d’elle nonobstant le compérage ; de son côté, Meuccio, soit qu’elle lui plût aussi, soit qu’il l’entendît beaucoup vanter par Tingoccio, en devint amoureux. Ils se gardaient de se découvrir l’un à l’autre cet amour, mais non pour le même motif : Tingoccio se gardait de le découvrir à Meuccio pour ce qu’il lui semblait commettre une mauvaise action en aimant sa commère, et qu’il aurait rougi que quelqu’un le sût ; Meuccio, lui, avait une tout autre raison, il cachait son amour parce qu’il s’était aperçu que la dame plaisait à Tingoccio. Il se tenait ce raisonnement : « — Si je le lui découvre, il en prendra de la jalousie contre moi ; et comme il peut tout à son aise parler à la dame en sa qualité de compère, il me rendra odieux le plus qu’il pourra, et de la sorte je n’aurai jamais d’elle chose qui me plaise. — »

« Les deux jeunes gens étant ainsi amoureux, comme je viens de le dire, il arriva que Tingoccio, auquel il était plus facile d’ouvrir son désir à la dame, sut si bien faire par ses actes et par ses paroles, qu’il obtint d’elle ce qu’il voulait ; de quoi Meuccio s’aperçut bien, et quoique cela lui déplût fort, pourtant, espérant aussi arriver un jour à ses fins, il fit semblant de ne point s’en apercevoir, afin que Tingoccio n’eût aucun prétexte de gâter ou d’entraver ses projets. Les deux compagnons aimant ainsi, l’un plus heureusement que l’autre, Tingoccio trouvant le terrain doux et propice dans les domaines de la commère, y bêcha et y laboura tellement, qu’il y prit une maladie, laquelle au bout de quelque temps devint si forte, qu’il ne put en guérir et passa de cette vie. Trois jours après son trépas — il n’avait probablement pas pu le faire plus tôt — il s’en vint la nuit, suivant la promesse faite, dans la chambre de Meuccio qui dormait profondément, et l’appela. Meuccio, s’étant réveillé, dit : « — Qui es-tu ? — » À quoi il répondit : « — Je suis Tingoccio ; suivant la promesse que je t’ai faite, je suis venu te dire des nouvelles de l’autre monde. — » Meuccio fut d’abord un peu épouvanté en le voyant, mais pourtant, s’étant rassuré, il dit : « — Sois le bien venu, mon frère. — » Puis il lui demanda