Page:Boccace - Décaméron.djvu/499

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la Schinchimurra du prêtre Jean, qui, pour moi, a des cornes au cul. Or, voyez à présent vous-même : après qu’on a bien bu et bien mangé des confetti, et dansé une danse ou deux, chacune de ces reines s’en va dans sa chambre avec celui qui l’a fait venir. Et sachez que ces chambres paraissent un paradis tant elles sont belles ; elles exhalent des parfums non moins agréables que ceux qui sortent des boîtes d’épices de votre boutique, quand vous faites piler le cumin ; il y a des lits qui vous paraîtraient plus beaux que celui du doge de Venise ; c’est là-dessus qu’on va se reposer. Or comment on s’y démène, comment les susdites tisseuses y tirent le châssis à elles pour faire le drap serré, je vous le laisse à penser. Mais parmi tous nos autres compagnons, ceux, à mon avis, qui sont le mieux partagés, c’est Buffamalcco et moi, pour ce que la plupart du temps Buffamalcco fait venir pour lui la reine de France et moi je fais venir la reine d’Angleterre, qui, toutes deux, sont les plus belles femmes du monde ; et nous avons su si bien faire, qu’elles n’ont point autre chose en tête que nous. Pour quoi, vous pouvez de vous-même penser si nous pouvons et devons vivre plus heureux que les autres hommes, puisque nous avons l’amour de deux si grandes reines ; sans compter que, quand nous voulons avoir d’elles un ou deux mille florins, nous les avons. C’est cela que nous appelons vulgairement aller en course ; pour ce que, de même que les corsaires pillent et dérobent les autres, ainsi nous faisons ; différant seulement d’eux en cela qu’ils ne rendent jamais ce qu’ils ont pris, et que nous, nous le rendons quand nous nous en sommes servi. Maintenant, mon bon maître, vous avez compris ce que nous appelons aller en course, et vous pouvez voir combien cela doit être tenu secret ; et pour ce plus ne vous le dis, ni ne vous en prie. — »

« Le maître, dont la science ne s’étendait probablement pas plus loin qu’à soigner les enfants de la teigne, ajouta autant de foi aux paroles de Bruno qu’on devrait le faire pour une bonne vérité, et il s’enflamma d’un si vif désir d’être admis dans cette société, qu’il n’avait jamais brûlé autant d’envie pour n’importe quelle chose désirable. Pour quoi, il répondit à Bruno que ce n’était point étonnant s’ils vivaient joyeux, et il se retint à grand’peine de ne pas le requérir sur-le-champ de le faire recevoir, remettant cela au moment où, lui ayant encore fait plus d’avances, il pourrait lui adresser sa requête avec plus de confiance. Ayant donc réservé cette question, il continua de plus en plus à le fréquenter, à l’avoir soir et matin à sa table et à lui témoigner une amitié démesurée ; et leur liaison était devenue si grande et si continuelle, qu’il ne semblait pas que le maître eût pu