Page:Boccace - Décaméron.djvu/607

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homme capable d’une telle action ; fais-les mettre en liberté, et fais-moi appliquer les peines que les lois ordonnent. — »

« Octave avait déjà appris cette affaire, et les ayant fait venir tous les trois devant lui, il voulut savoir le motif pour lequel chacun demandait à être condamné ; ce qu’ils lui dirent. Sur quoi, Octave les fit mettre tous en liberté, les deux premiers parce qu’ils étaient innocents, et le troisième par considération pour eux. Titus ayant pris Gisippe par la main, et l’ayant fort blâmé de sa timidité et de sa défiance, lui fit une merveilleuse fête, et l’emmena chez lui où Sophronie le reçut en pleurant comme un frère. Après l’avoir un peu consolé, l’avoir habillé, et l’avoir remis en l’état qui convenait à son mérite et à sa noblesse, Titus lui fit part tout d’abord de tout ce qu’il possédait, puis il lui donna pour femme sa sœur, une toute jeune fille appelée Fulvia ; ensuite de quoi il lui dit : « — Gisippe, il t’appartient désormais de rester ici auprès de moi, ou de retourner à Athènes avec ce que je t’ai donné. — » Gisippe, forcé d’un côté par la sentence qui l’exilait de sa ville natale, et attiré de l’autre par l’amitié qu’il portait justement à Titus, se décida à devenir romain. Étant donc resté à Rome avec sa femme Fulvia, ils vécurent longtemps en joie, ne faisant toujours qu’une seule maison avec Titus et Sophronie, devenant chaque jour, s’il était possible, de plus en plus amis.

« C’est donc une très sainte chose que l’amitié, et digne non seulement d’un singulier respect, mais d’être louée d’une louange perpétuelle, comme très discrète mère de la magnificence, de l’honnêteté, sœur de la reconnaissance et de la charité, ennemie de la haine et de l’avarice, toujours prompte, sans attendre qu’on l’en prie, à faire pour autrui ce qu’elle voudrait qu’on fît pour soi-même. Ces divins effets se voient aujourd’hui rarement entre deux hommes, faute et honte de la misérable cupidité des mortels, laquelle, regardant seulement à sa propre utilité, a relégué l’amitié hors des limites de la terre, dans un exil perpétuel. Quel amour, quelle richesse, quelle parenté aurait eu le pouvoir d’émouvoir si fort le cœur de Gisippe à la vue des larmes et des soupirs de Titus, qu’il lui cédât la gente et belle fiancée qu’il aimait, sinon l’amitié ? Quelles autres lois que celles de l’amitié, quelles menaces, quelle peur auraient pu détourner les jeunes bras de Gisippe de s’abstenir des embrassements de la belle jouvencelle dans les endroits solitaires, obscurs, voire dans son propre lit, celle-ci l’y invitant parfois elle-même ? Quelles grandeurs, quelles dignités, quels avantages auraient poussé Gisippe à ne point prendre souci de s’aliéner ses parents et ceux de Sophronie, non