Page:Boccace - Décaméron.djvu/617

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de se remarier. Après avoir refusé nombre de fois avec de grandissimes pleurs, elle finit à la fin, contrainte par ses parents, à faire ce qu’ils voulaient, à la condition qu’elle resterait veuve autant de temps qu’elle l’avait promis à Messer Torello.

« Les choses en étaient à ce point à Pavie qu’il ne restait plus que huit jours pour atteindre l’époque où elle devait prendre un mari, lorsqu’il advint qu’un jour Messer Torello vit à Alexandrie un homme qu’il avait vu monter avec les ambassadeurs génois sur la galère qui partait pour Gênes ; pour quoi, l’ayant fait appeler, il lui demanda quelle traversée ils avaient eue et quand ils étaient arrivés à Gênes. À quoi cet homme dit : « — Mon seigneur, la galère a fait une mauvaise traversée, comme je l’ai appris en Crète où j’étais resté ; pour ce que, étant près de la Sicile, il s’éleva un vent dangereux qui la poussa jusqu’en Barbarie ; il ne se sauva personne, et deux de mes frères, entre autres, y périrent. — Messer Torello, ajoutant foi à ces paroles qui étaient du reste très vraies, et se rappelant que le terme qu’il avait fixé à sa femme expirait dans quelques jours et qu’on ne devait rien savoir de lui à Pavie, eut pour certain que sa femme devait s’être remariée ; de quoi il tomba en un tel chagrin, que perdant le sommeil et l’appétit, il résolut de mourir. Lorsque le Saladin qui l’aimait beaucoup sut cela, il vint le voir, et à force de prières et avec beaucoup de peine ayant appris la cause de son chagrin et de sa maladie, il le blâma fort de ne le lui avoir pas dit plus tôt, puis il le supplia de se remettre, lui affirmant que s’il le faisait, il s’arrangerait de façon à ce qu’il fût à Pavie au terme marqué, et il lui dit comment. Messer Torello, ajoutant foi aux promesses du Saladin, et ayant entendu dire souvent que la chose était possible et qu’elle avait été faite plusieurs fois, il se rassura un peu et pressa le Saladin pour qu’il fît ce qu’il lui avait promis.

« Le Saladin ordonna à un sien nécromancien, dont il avait déjà mis l’art à l’épreuve, de trouver un moyen pour transporter sur un lit en une nuit Messer Torello à Pavie ; le nécromancien lui répondit que cela serait fait, mais que, dans son intérêt il l’endormirait. Ceci ordonné, le Saladin retourna vers Messer Torello, et le trouvant tout à fait résolu à être à Pavie au terme indiqué si cela se pouvait, et, si cela ne se pouvait pas, à mourir, il lui dit ainsi : « — Messer Torello, si vous aimez tendrement votre femme et si vous craignez qu’elle ne devienne la femme d’un autre, Dieu sait que je ne saurais en rien vous en blâmer, pour ce que de toutes les femmes que j’aie jamais vues, c’est celle dont les manières, les mœurs et le maintien, sans parler de la beauté qui est fleur caduque, me paraissent le plus à louer