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SATIRE XI.

Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est,
C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît.
À cet unique appas l’âme est vraiment sensible :
Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
Et tel qui n’admet point la probité chez lui
Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.
Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice
Où l’on ne trouve encor des traces de justice.
Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni Daguesseau[1].
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin, acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
C’Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux, et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste, est affreux devant Dieu.
L’Évangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
« Sois dévot : » elle dit : « Sois doux, simple, équitable. »
Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
Que du pôle antarctique au détroit de Davis[2].
Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende
Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande :
J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé,
Et qui de l’Évangile en vain persuadé,
N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ;
Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ;
Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser,
Sur leurs foibles honteux sait les autoriser,

  1. Caumartin, conseiller d’Etat, intendant des finances ; Bignon
    abbé de Saint-Quentin, conseiller d’État, de l’Académie française ; le chancelier Daguesseau.
  2. Détroit sous le pôle arctique, près de la Nouvelle-Zemble.