Page:Boileau - Œuvres poétiques, édition 1872.djvu/301

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Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et connu de vous seuls, oublier tout le monde !
EtMais à peine, du sein de vos vallons chéris
Arraché malgré moi, je rentre dans Paris,
Qu’en tous lieux les chagrins m’attendent au passage.
Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage,
Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,
Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter :
Il faut voir de ce pas les plus considérables ;
L’un demeure au Marais et l’autre aux Incurables.
Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :
« Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,
Et d’attentat horrible on traita la satire[1].
— Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.
Contre vos derniers vers on est fort en courroux :
Pradon a mis au jour un livre contre vous[2];
Et, chez le chapelier du coin de notre place,
Autour d’un caudebec[3] j’en ai lu la préface.
L’autre jour, sur un mot la cour vous condamna ;
Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ;
Un écrit scandaleux sous votre nom se donne :
D’un pasquin[4] qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne.
— Moi ? — Vous : on nous l’a dit dans le Palais-Royal. »
Douze ans sont écoules depuis le jour fatal

  1. Allusion au duc de Montausier, qui voulait qu’on jetât les poëtes satiriques à la rivière.
  2. Il s’agit de la préface de la Phèdre de Pradon.
  3. Caudebec est une ville de Normandie où l’on faisait alors des chapeaux de laine assez à la mode.
  4. On disait alors un pasquin pour un récit satirique. Ce mot vient sans doute de la malicieuse statue qui porte à Rome le nom de Pasquin, et dont nous avons fait le mot pasquinade, qui n’a pas la même signification que celui de pasquin.