Page:Boissay & Flammarion - De Paris à Vaucouleurs à vol d'oiseau, 1873.djvu/19

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Godard, devenu très-sérieux, monte debout sur le bord de la nacelle et saisit à deux mains l’orifice du ballon, en même temps il nous jette la corde qui y est attachée. « Tenez ferme, dit-il, sans cela le ballon pourrait se crever. » Flammarion, debout au-dessous de Godard, se cramponne à la corde d’appendice ; assis au-dessous de Flammarion, Boissay tient le même cordage de toutes ses forces. Un souffle extraordinaire nous tord par ce clair soleil, un vent froid et dur nous coupe le visage et nous entendons ce vent hurler sinistrement au-dessous de nous, le ballon tourbillonne, la nacelle se balance par un véritable mouvement de tangage, et notre capitaine ajoute : « J’en suis à ma huit cent quatre-vingt-quatrième ascension et jamais je n’avais vu ça. » Tranquille comme dans son salon, madame H… nous dit de sa voix la plus calme : « Ce balancement serait charmant, s’il ne vous étourdissait un peu. » Godard contemple cette héroïque jeune femme avec une sorte de stupeur…

Il jette du l’est et en jette encore, le ballon s’élève, le vent diminue, s’apaise, et enfin cesse.

Ouf ! nous sommes en sûreté.

Une ascension aérostatique est le plus puissant des apéritifs et nous allions redéjeuner quand le vent nous surprit. Une fois le calme revenu, la nature se réveilla impérieuse chez tous. Notre faim apaisée, nous reprîmes les observations, pendant que Godard, désormais rassuré pour ses passagers, s’endormait. Vainqueur de la fatigue, tant que son aide avait été utile, et confiant maintenant dans sa manœuvre et son aérostat, notre capitaine se reposait ; ses bras musculeux pendaient dans le vide, sa poitrine d’athlète — largement développée par les fortes aspirations nécessaires dans les hautes régions — se soulevait lentement à intervalles égaux… Il était grand ainsi et faisait penser au chant de Leconte de Lisle, le Condor :


Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.


Nous passâmes à 11 h. 40 m. à Blesmes, presque exactement à la bifurcation des lignes ferrées de Nancy et de Chaumont au moment où un train s’aiguillait sur la ligne de Paris. Nous étions remontés à 1 400, et nous apercevions tout autour de nous d’immenses forêts. Il n’y a plus que dans l’Est que les forêts aient une aussi vaste étendue. Même à ce point de vue particulier, c’est notre plus précieux territoire que l’Allemagne nous a arraché… Vus de si haut, les bois ont là nuance vert sombre et l’aspect pelucheux d’un tapis de jeu. Nous traversons d’abord la forêt de Trois-Fontaines, avant-garde d’une magnifique