Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/246

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers cette époque à son ami Lentulus, l’un des chefs de l’aristocratie, une lettre importante, qu’il destinait probablement à être répandue, et où il expliquait sa conduite[1]. Dans cette lettre, après avoir raconté les faits à sa façon et assez maltraité ceux dont il abandonnait le parti, ce qui est un moyen commode et, généralement employé pour prévenir leurs plaintes et les rendre responsables du mal qu’on va leur faire, il se hasarde à présenter, avec une étrange franchise, une sorte d’apologie de la versatilité politique. Les raisons qu’il donne pour la justifier ne sont pas toujours très bonnes ; mais il faut croire qu’on n’en peut pas trouver de meilleures, puisqu’on n’a pas cessé de s’en servir. Sous prétexte que Platon a dit quelque part « qu’il ne faut pas faire plus violence à sa patrie qu’à son père, » Cicéron pose en principe qu’un homme politique ne doit pas s’obstiner à vouloir ce que ses concitoyens ne veulent plus, ni perdre sa peine à tenter des oppositions inutiles. Les circonstances changent, il faut changer avec elles, et s’accommoder au vent qui souffle pour ne pas se briser sur l’écueil. Est-ce là, d’ailleurs, véritablement changer ? Ne peut-on pas vouloir au fond la même chose et servir son pays sous des drapeaux différents ? On n’est pas inconstant pour défendre, selon les circonstances, des opinions qui semblent contradictoires, si par des routes opposées on marche au même but, et ne sait-on pas « qu’il faut souvent changer la direction des voiles, quand on veut arriver au port ? » Ce ne sont là que de ces maximes générales qu’un politique inventif imagine pour couvrir ses faiblesses, et il n’y a pas à les discuter. La meilleure manière de défendre Cicéron, c’est de rappeler en quel temps il a vécu, et comme il était peu fait pour ce temps. Le littérateur élégant, cet artiste ingénieux, cet ami des

  1. Ad fam., I, 9.