Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux affaires, ce dédain des plaisirs, ce goût de l’étude qu’attestait sa physionomie pâle et sérieuse, ressortaient davantage par le contraste. Aussi tous les yeux étaient-ils fixés sur ce grave jeune homme, qui ressemblait si peu aux autres. En l’abordant, on ne pouvait se défendre d’un sentiment qui semblait mal convenir à son âge : il inspirait le respect. Ceux même qui étaient ses aînés et ses supérieurs, Cicéron et César malgré leur gloire, Antoine, qui lui ressemblait si peu, ses adversaires, ses ennemis, ne pouvaient en sa présence échapper à cette impression. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’elle lui a survécu. On l’a éprouvée devant sa mémoire comme devant sa personne ; vivant et mort, il a commandé le respect. Les historiens officiels de l’empire, Dion, qui a tant maltraité Cicéron, Velleius, le flatteur de Tibère, ont tous respecté Brutus. Il semble que les rancunes politiques, le désir de flatter, les violences des partis, se soient sentis désarmés devant cette austère figure.

En le respectant, on l’aimait. Ce sont des sentiments qui ne marchent pas toujours ensemble. Aristote défend qu’on emploie dans le drame des héros parfaits de tout point, de peur qu’ils n’intéressent pas le public. Il en est un peu dans la vie comme au théâtre ; une sorte d’effroi instinctif nous éloigne des personnages irréprochables, et, comme c’est d’ordinaire par nos faiblesses communes que nous nous rapprochons, on ne se sent guère attiré vers ce qui n’a pas de faiblesses, et l’on se contente de respecter la perfection à distance. Cependant il n’en était pas ainsi pour Brutus, et Cicéron a pu dire de lui avec vérité dans un des ouvrages qu’il lui adresse : « Qui fut jamais plus respecté que vous et plus chéri[1] ? » C’est qu’en effet cet homme sans faiblesses,

  1. Orat., 10.