Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/372

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des lois, s’entendre pour régler l’avenir, aviser aux moyens de donner aux affaires la direction qu’on voulait, n’était-ce pas en quelque sorte prendre pour soi le rôle de la république entière ? Et qu’avait fait de plus César ? Ainsi, sous peine de paraître l’imiter et n’avoir agi que par une rivalité d’ambition, les conjurés devaient abdiquer une fois le grand coup frappé. Voilà comment je pense qu’il faut s’expliquer leur conduite. C’est par une étrange préoccupation de désintéressement et de légalité qu’ils restèrent volontairement désarmés. Ils mirent une sorte de gloire à ne s’entendre que pour tuer César. Cet acte accompli, ils devaient rendre au peuple la direction de ses affaires et le choix de son gouvernement, le laissant libre de témoigner sa reconnaissance à ceux qui l’avaient délivré, ou, s’il le voulait, de les payer par l’oubli.

C’est là que commençait l’illusion : ils crurent qu’entre le peuple et la liberté il n’y avait que César, et qu’une fois que César n’existerait plus, la liberté allait tout naturellement renaître ; mais le jour où ils appelèrent les citoyens à reprendre leurs droits, personne ne répondit, et personne ne pouvait répondre, car il n’y avait plus de citoyens. « Depuis bien longtemps, dit Appien à cette occasion, le peuple romain n’était plus qu’un mélange de toutes les nations. Les affranchis étaient confondus avec les citoyens, l’esclave n’avait plus rien qui le distinguât de son maître. Enfin les distributions de blé qu’on faisait à Rome y attiraient les mendiants, les paresseux, les scélérats de toute l’Italie[1]. » Cette population cosmopolite sans passé, sans traditions, n’était plus le peuple romain. Le mal était ancien, et les esprits clairvoyants auraient dû depuis longtemps le découvrir. Cicéron semble s’en douter quelquefois,

  1. De Bell. civ., II, 120.