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UNE FAMILLE PENDANT LA GUERRE.

matelas avaient alimenté le feu. La femme d’un des fermiers proposa d’attraper pour s’en nourrir une poule qui, picorant aux champs avec quelques autres, avait échappé ; personne n’eut le courage de dire oui. Seulement, le soir, ils s’assirent ensemble, pauvres épaves du désastre, pour manger des haricots sans sel avec du pain apporté du village.

Les jours suivants, chacun travailla à se reconstituer un petit intérieur. Je puis juger de celui de Roland et je n’ai pas de peine à comprendre qu’il soit tombé malade de dénûment et de chagrin. Quoique trois semaines se soient écoulées depuis la soirée de Coulmiers et qu’Orléans lui ait été ouvert, il ne possède que deux couverts de Ruolz et mange à la cuisine pour n’allumer qu’un feu. La crainte de voir reparaître l’ennemi et d’être pillé de nouveau a ôté à chacun l’envie de regarnir son logis, même des choses généralement appelées indispensables. On se contente de vivre, et l’on attend. La farine est cachée par petites quantités en plusieurs endroits différents ainsi que quelques morceaux de lard, et, ce qui peint pourtant l’homme civilisé, Roland a mis dans la cachette supposée la meilleure, une bouteille d’encre. Il est vêtu d’un grand caban qui lui donne l’air d’un chartreux, et a vieilli de dix ans. C’est pour se libérer plus tôt envers les marchands d’argent auxquels force avait été de s’adresser pour acquitter les contributions de guerre du village, qu’il avait appelé son oncle