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UNE FAMILLE PENDANT LA GUERRE.

Il se trouva que mon tour de marcher revint quand nous suivions une large avenue bien droite et taillée des deux côtés, comme nos belles allées de Chantilly. Qu’il faisait bon vivre, malgré le froid et le souci ! Qu’elle semblait loin, la guerre ! Où étaient-ils, ses désastres ? Le vent soufflait dans les branches sans feuilles avec des bruits de marée lointaine ; tout nous transportait du monde de misères que nous venions de quitter, vers le monde tel qu’il devrait être, tel qu’il était fait…

Pour mieux penser, je marchais, aidé d’un bâton, en tête de la caravane ; j’aperçus bientôt un grand poteau, peint en blanc, mais dont les planchettes indicatrices avaient disparu ; cela nous annonçait un carrefour.

En effet, six ou huit allées se croisaient là ; de grands hêtres devaient, en été, y former une magnifique salle de verdure ; leurs branches nues se touchaient presque au-dessus du poteau, — mais je devinai cela plus que je ne le vis, — je n’avais d’yeux que pour une forme noire couchée sur la lisière du bois. Cette forme, je savais trop bien ce qu’elle signifiait : c’était un cheval mort… — tué, devrais-je dire — et tués aussi deux uhlans étendus près de lui, dans les broussailles, et la face vers le ciel.

Leurs visages calmes me firent une pitié profonde. C’étaient pourtant des ennemis, et j’en avais vu naguère des centaines sans horreur. Je pense que