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Canadiennes d’hier

Pendant que papa, resté dans la salle à manger, parcourait ses journaux, nous étions retournés au salon, Jean et moi. Je lui avais demandé de chanter et il avait aimablement accepté sans se faire prier. Seulement… je lis assez bien la musique quand elle n’est pas trop compliquée, mais je n’ai pas assez d’oreille pour improviser un accompagnement. J’avais tiré de leur casier, les uns après les autres, tous nos vieux cahiers et nous les avions feuilletés ensemble sans trouver un morceau qui convint à sa voix. Je m’étais pourtant mise au piano pour chercher le ton et l’air de « la Chanson des blés d’or » que je connaissais un peu ; Jean fredonnait pour m’aider à les trouver et je n’y réussissais qu’à demi. Papa, cependant, n’était pas absorbé dans sa lecture au point de ne pas souffrir de mes tâtonnements. Il patientait, mais je l’entendais froisser son journal. Il finit par le jeter sur la table et venir se mettre derrière moi en disant entre ses dents : « Mon Dieu ! c’est pourtant bien simple » et, penché sur mon dos, il se mit à jouer des deux mains, en martelant la mesure. Il n’en fallait pas plus pour me faire perdre contenance. J’avais retiré mes mains, baissé la tête, serré les coudes ; je me faisais aussi petite que possible. Voyant le peu de succès de sa leçon et ma confusion, il m’a tapoté gentiment le bras en murmurant : « Donne-moi ta place, fillette. »

Les modulations exactes se trouvèrent tout de suite sous ses doigts et la ritournelle vint se placer d’elle-même au bout du couplet. Notre ami, se sentant appuyé, donnait généreusement sa belle voix

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