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Canadiennes d’hier

jeune, mais si, plus tard, vous deveniez fatigué d’être tranquille et votre propre maître ; si les électeurs du comté de l’Islet vous demandaient d’être leur humble serviteur, résistez de toutes vos forces ; je vous en prie dans votre propre intérêt, ne vous portez pas candidat à la députation ! »

Notre Jean riait de bon cœur : moi, je le mangeais des yeux.

À ce moment, Cati apporta la tire, telle qu’elle était sortie des mains de son créateur, et me donna des assiettes chaudes pour m’en faciliter le service. Papa mangea sa part, amollie, étendue dans une assiette, avec une cuillère. Nous, les jeunes, avons dédaigné ce moyen trop facile. Je ne vous apprendrai pas, chère madame, que, pour ne rien perdre de son goût fin, on doit manger la tire avec un couteau, qu’il faut plonger dedans obliquement et lever assez haut, en le retirant, pour la faire filer. Les bulles d’air qu’elle contient crèvent alors, en craquant comme de fines branches sèches, et dégagent cette odeur, « cette saveur » de grand bois, d’écorce de bouleau, de pelote de neige, qui s’en va si vite et que seuls des palais canadiens peuvent, je crois, saisir et apprécier. Le fil doré en s’étirant devient argenté, on l’enroule vivement sur le bout du couteau, il ne reste plus qu’à tirer à belles dents sur la bouchée et… à s’en déprendre en la laissant fondre lentement. Quand la tire est aussi délicieuse qu’était la vôtre, ce jour-là, il faut fermer les yeux pour la mieux savourer. Inutile de recommander le silence, il s’impose : il n’y a pas moyen d’ouvrir la bouche.

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