Page:Bonenfant - Canadiennes d'hier, lettres familières, 1941.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Canadiennes d’hier

garder ce que je lisais. Surpris, il s’est mis à rire et à dire :

— Est-ce pour apprendre à danser au-dessus de ta tête que tu tiens Zarathoustra à l’envers ?

J’ai répondu, la voix enrouée :

— J’aurais bien besoin d’apprendre… et, prise d’un grand désir de me décharger le cœur, j’ai continué : Papa, j’ai quelque chose à te dire, veux-tu m’écouter ? Sans me laisser arrêter par son air tout de suite ennuyé, bientôt renfrogné et qui le devenait de plus en plus à mesure que j’avançais dans mes confidences, j’ai raconté mon pauvre roman depuis ma première impression dans l’église de St-Jean-Port-Joli, le dimanche, 11 août 1912. jusqu’à la lettre de Pauline inclusivement. Il s’était d’abord assis dans une attitude de confesseur ; de profil, l’oreille tendue, les yeux dans le vague, un coude appuyé au bras du fauteuil ; puis il s’était levé et tournait autour de la table, les mains aux hanches, le nez pointu, les narines gonflées. Mon aveu terminé, il m’a considérée un long moment sans parler, hochant la tête avec un air de compassion exagéré. Le mécontentement persistait dans ses yeux, mais bientôt une lueur de gaieté, isolée du reste de la physionomie par des guillemets de rides, se montra entre moustache et barbiche. Le cœur battant, les yeux suppliants, j’attendais au moins un mot de pitié affectueuse ; aussi peu que « pauvre petite fille ! » m’aurait fait du bien. La lueur vacilla, se fendit, et laissa tomber moqueusement :

« Je ne te vois pas bien en « accordée de village ». » Dimanche, à mon retour de la messe de huit

155