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Canadiennes d’hier

che de son bien-aimé. L’autre, celle qui est obligée de rester à Québec et de dissimuler, ne se sentant pas en air de causer agréablement, avait pris au hasard dans la bibliothèque un ouvrage de Nietzsche intitulé : « Ainsi parlait Zarathoustra ». Je l’avais déjà lu à tête reposée sans m’y intéresser beaucoup et, à vrai dire, sans y comprendre grand’chose. Ce soir-là, le cerveau vide, les cils lourds de larmes, je le tenais, sans m’en apercevoir, comme semblent l’avoir tenu la plupart de ceux qui ont tenté de l’expliquer. Papa n’avait pas remarqué mon abattement. Il se promenait à l’accoutumée, les mains derrière le dos, de la salle à manger bien éclairée au salon presque complètement obscur. La lanterne du vestibule y traçait toutefois une allée de lumière qui faisait briller au fond de la pièce les appliques du secrétaire et ressortir la blanche figure d’un petit buste de marbre et de bronze, « l’Accordée de village », dont père a fait récemment l’acquisition. Il l’admire d’autant plus qu’il s’en reproche la folle dépense. À chaque tour il s’arrêtait pour le contempler. À la fin de son exercice, après un dernier et long regard au charmant objet, il revenait vers moi en disant :

« Sais-tu que ce petit visage a une beaucoup plus jolie expression que l’original du tableau de Greuze ? »

Ce n’était pas la première fois qu’il en faisait la remarque ; je me crus dispensée de dire quelque chose, d’autant plus que moi, je n’ai vu le tableau de Greuze qu’en reproduction. Il ajouta : « Qu’en penses-tu ? » en même temps qu’il se penchait pour re-

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