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Canadiennes d’hier

pagne dont je vois le gros chignon, les coudes en mouvement et la croupe débordante, prestement, fait gicler le lait entre ses doigts. Indifférent à ce spectacle, dans l’intervalle et en attendant d’emporter à la laiterie les grands seaux pleins de lait chaud et mousseux, le jeune homme, les bras en anse de panier, lève au ciel, pour y chercher un pâle croissant de lune ou les premières étoiles, le beau profil et les beaux yeux bleus qui me sont toujours chers.

Chaque fois que la vision repasse sous mes paupières, en même temps se présente à mon esprit un jeu de mots facile, trivial, idiot, dont je vous fais grâce… et je constate que cette bonne vieille ironie de famille dont papa s’est servi il n’y a pas longtemps pour me faire de la peine est une bien pauvre ressource contre le chagrin. Régina possède une meilleure recette d’apaisement. J’envie la Belle sérénité qui pare son aimable visage, mais je ne suis pas encore assez avancée en perfection pour chercher dans la prière seule la consolation qu’il me faut.

J’essaie de me persuader que Pauline n’est pas aussi heureuse que je l’aurais été à sa place, que l’image du marchand de prunes doit s’interposer quelquefois entre elle et celui qu’elle m’a volé. Je lui suppose des regrets qu’elle n’a peut-être jamais eus ; mais, d’autre part, je me dis que, pour une personne de sa trempe, le beau bien au soleil, les animaux de race, le grand poulailler modèle, ont sûrement plus de prix que les joies sentimentales. S’il en était autrement, elle n’aurait pas mérité

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