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Canadiennes d’hier

ne pas tomber malade à mon tour, et ne pas faire dommage à mon bébé que je nourrissais.

Le jour de l’enterrement, après le départ des étrangers, quand on s’est retrouvés seuls, les deux vieux et moi, — les enfants n’étaient pas encore revenus de chez mes parents, — on a eu froid jusqu’à l’âme et manqué de courage pour dire la prière du soir devant la grande croix noire qui avait été portée le matin même en avant du corbillard qui conduisait notre Jean à sa dernière demeure. Tante Louise était assise sur ses talons et gémissait tout bas, la tempe collée à la cloison. M. Auguste à genoux derrière une chaise, les bras et la tête appuyés au dossier se lamentait : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter d’être puni comme ça ?… À quoi est-ce que ça sert de vouloir bien faire, de tant travailler pour élever des enfants ! »

Daniel, qui d’ordinaire se joignait à nous, ne s’est pas montré ce soir-là ; il était gêné d’être vivant et en bonne santé comme si nous avions pu lui en faire des reproches. Je crois qu’il avait honte de sa bonne figure réjouie ; les premiers jours, il osait à peine manger et fumer et entrait le moins possible à la maison. C’était pourtant lui qui en était devenu le pilier, comme on dit. Il voyait à tout, soignait les animaux, trayait les vaches, etc. On a eu la chance dans notre malchance que le malheur soit arrivé pendant la morte saison. Les grains étaient serrés, il restait dehors tout au plus quelques tombereaux de patates qui n’étaient pas en perdition. Daniel a pu suffire à la besogne.

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