Aller au contenu

Page:Bosquet - La Normandie romanesque.djvu/164

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
131
LUTINS

dans son cœur ces luttes de l’amour naissant qui se révolte contre lui-même, et se venge souvent de sa propre tyrannie sur l’objet aimé ; soit, enfin, pour tout autre prétexte de vertu féminine, la perfide villageoise avertit son mari des visites clandestines du lutin. L’époux indigné prépare aussitôt sa vengeance : il prend, un soir, les vêtements de sa femme, et s’assied à sa place, en s’essayant à filer comme elle ; auparavant, il avait eu soin de faire rougir la galetière (espèce de gril en tôle pour cuire les galettes), et de la mettre sur le siège qu’occupait d’ordinaire notre amoureux. Celui-ci arrive, et, ne se méprenant pas sur ce travestissement : « Où donc, dit-il, est la belle, belle, d’hier au soir, qui file, file, et qui atourole toujours (qui dévide sur son fuseau) ; car toi, tu tournes, tu tournes et tu n’atouroles pas ? » Nonobstant cette défiante question, le lutin s’assied à sa place accoutumée ; mais, à peine s’est-il posé sur le siège perfidement préparé, qu’il se relève et s’entait en poussant les hauts cris. Ses compagnons embusqués au haut de la cheminée lui demandent ce qu’il a : — Je me brûle, leur crie-t-il. — Eh ! qui donc t’a brûlé ? — C’est Moi-même. — Car il faut savoir que le rusé paysan avait fait dire au lutin par sa femme qu’il s’appelait Moi-même[1]. À cette réponse, les Fés se moquèrent du pauvre amoureux grillé, et l’abandonnèrent à son triste sort, tandis que le paysan, à l’aide de cette précaution adroite, évita la vengeance qu’ils n’auraient pas manqué de tirer de lui. On ne dit pas si la belle regretta son lutin, ni si celui-ci retourna encore près d’elle depuis cette aventure. Au reste, ces deux suppositions ne manqueraient pas de vraisemblance. Le cœur des femmes

  1. Le paysan bas-normand qui créa cette plaisante Légende ne se doutait guère qu’il imitait Homère. Dans l’Odyssée, on voit Polyphême, perfidement aveuglé par Ulysse à l’aide d’un pieu rougi au feu, convoquer à grands cris les Cyclopes, se plaindre, gémir et maudire Outis. — Qui donc vous a fait du mal ? — Outis, répondait Polyphême. (Outis, en grec, est un diminutif d’Ulysse, et signifie Personne.) — Personne ne vous a fait de mal ? Ne gémissez donc pas ! Si personne ne vous a crevé l’œil, ne demandez donc pas vengeance !