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ESPRITS MÉTÉORES.

geurs marchaient poursuivis par un orage ; l’un des deux se détourna et dit à son compagnon : « Vois comme cette nuée est noire. — Moins noire que ton ame », répondit aussitôt l’Esprit de la nuée. Cette parole navrante pénétra le voyageur, qui peut-être avait quelque méchante action à se reprocher ; il ne s’en consola jamais, et mourut de désespoir. La morale que l’on a soin d’inculquer aux enfants, à la suite de ce lugubre récit, c’est qu’il ne faut jamais médire du temps du bon Dieu : naïve leçon de résignation religieuse qui ne peut manquer de former de vrais et humbles philosophes.

On prétendait autrefois que le plaisir de nuire n’engageait pas seul les meneurs de nuées à cet abominable métier ; ils y trouvaient encore leur profit ; profit, d’ailleurs, aussi facile à supputer qu’aucun de ceux qu’ait jamais rapporté la sorcellerie, mais que le peuple ne manquait pas, comme d’ordinaire, d’évaluer à une fortune considérable, proportionnée à l’énormité du crime qu’il devait rétribuer. Tous les grains abattus par la tempête passaient, disait-on, dans une contrée intermédiaire, située dans quelque région de l’air, et qui s’appelait Magonie, à l’aide de chars ou de navires volants, que les Esprits, souffleurs des orages, dirigeaient à leur gré. Ces grains étaient ensuite rachetés à vil prix par les sorciers qui avaient le pouvoir de se transporter à Magonie, et ceux-ci faisaient revenir ici-bas les objets de leur trafic à l’aide des mêmes moyens qui avaient procuré leur enlèvement. Agobard, qui a écrit contre les superstitions des Tempestaires ou meneurs de nuées, nous témoigne que telle était la croyance de son époque[1]. Mais il paraît que, au temps où écrivait Le Loyer, le souvenir de Magonie s’était déjà évanoui de la mémoire du peuple, car le furibond démonologue, plein de foi dans les promoteurs d’orages, se déchaîne énergiquement contre Agobard, qu’il accuse d’avoir inventé lui-même la fable absurde de l’enlèvement des grains, afin de discréditer malicieusement une croyance orthodoxe et bien fondée.

  1. Agobardi Opera, t. I, p. 145-164.