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qu’il relatait un crime et qu’on y parlait de cette association terrible.

— Montrez-moi donc cet article.

Le majordome se retira et reparut peu après avec un quotidien. Le chevalier le parcourut : il lut la description d’un crime étrange. Un banquier très connu avait été trouvé tué chez lui sans que le meurtrier eût laissé la moindre trace de son passage. La victime avait eu le cœur percé par un poignard dont la poignée portait cette inscription : « Sainte-Vehme ».

Le journal reproduisait ensuite quelques notes relatives à cette association qui semait la terreur. Le chevalier lut notamment :

« On ne sait pas qui sont, ni ce que sont les Compagnons de la Sainte-Vehme pour la plus simple raison qu’aucun de ses membres ne s’est dévoilé jusqu’à ce jour. On suppose avec raison qu’il s’agit de membres d’une association occulte ; mais on ignore quel rapport existe entre cette société moderne et les anciennes Cours de la Sainte-Vehme.

On sait que la Sainte-Vehme ou Tribunal des Francs-Juges, comme on l’appelait aussi autrefois, était un tribunal secret, dont la puissance était très redoutée au XVe siècle et qui réprimait les abus des seigneurs et des chevaliers brigands. Vehme est un mot qui dérive de « fehmen » et signifie condamner, bannir. Le but de la Sainte-Vehme était de maintenir la paix publique et la religion.

Les membres de ces tribunaux, dit « Francs-Juges » s’enveloppaient du mystère le plus profond et avaient dans plusieurs pays d’Europe des initiés qui leur déféraient les coupables. Tout adepte était tenu d’exécuter le jugement dès qu’on l’en chargeait. Souvent aussi les juges étaient eux-mêmes les exécuteurs de leurs sentences.

Le condamné était frappé par une main inconnue ; son cadavre était pendu à un arbre dans lequel on fichait un poignard, signe de la vengeance de la Sainte-Vehme. L’origine des Cours Vehmiques paraît remonter au temps de Charlemagne ; mais elles ne prirent d’importance qu’à la fin du XVIe siècle. Ces tribunaux, après avoir réprimé les exactions des seigneurs et des bandits, donnèrent lieu à leur tour aux plus grands abus. Au XVe siècle, les empereurs Sigismond, Albert, Frédéric III, travaillèrent à la combattre. On n’en entendit plus guère parler au XVIe siècle, quand Charles-Quint eut rendu l’ordonnance « Caroline » qui réformait la jurisprudence. Cependant, au cours des siècles, on signala des crimes mystérieux, commis par des mains inconnues et qui semblent rappeler les arrêts des Francs-Juges : on y retrouve le poignard, signe de la vengeance vehmique.

— Ouais ! dit le chevalier quand il eut terminé sa lecture, je vois ce que c’est. Des bandits inconnus profitent du mauvais renom de la Sainte-Vehme. Mais si, Mordious ! ils se frottent jamais à un homme de la trempe du chevalier d’Arsac… du comte de Baulieu, veux-je dire, ils trouveront à qui parler.

Il fit signe au majordome qu’il pouvait se retirer. Resté seul, il se dit :

— Par les cornes du diable ! je crois que mes bandits sont ceux qui ont tyrannisé le malheureux M. Corbier ! Vivat Dious ! en ce cas je les tiens !

Et il rappela son majordome pour lui dicter un menu soigné. Cette histoire de la Sainte-Vehme lui avait ouvert l’appétit.

Le lendemain, M. Messager vint dire au chevalier que Mme la comtesse sa… mère était souffrante. La visite qu’il dut lui rendre fut différée.

Notre Gascon avait oublié la missive qu’il avait reçue la veille, lorsque, en pénétrant par hasard dans son cabinet de travail, il eut la surprise de trouver un poignard fiché dans son pupitre à l’endroit où la lettre mystérieuse avait été déposée la veille, il fit appeler son majordome :

— Qui donc a l’audace, lui dit-il, d’utiliser mon pupitre pour y mettre des boutures de poignards ?