Page:Boucher de Perthes - De la misère.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
(31)

par ce spectre famélique, n’ont pas fait dans toute leur vie un mouvement, un geste pour l’écarter. Oui, cet homme inférieur à l’animal qui, du moins, a l’instinct de vivre, cet homme vous le rencontrez à chaque pas : il naît affamé pour rester affamé. Sa paresse, son imprévoyance, l’enchaînent à son vautour ; et, dans son spasme ou dans sa léthargie, il ne sait ni vivre ni mourir.

D’où vient cette apathie ? de l’ignorance mère de tout mal, de l’ignorance qui lie les mains, dessèche la tête et rend le cœur stérile, de l’ignorance qui aveugle. Les trois quarts des pauvres ne mangent point, parce qu’ils ne voient pas le pain qui est dans leurs mains ; partout le défaut de savoir est, avant le désordre même, une des causes premières de la misère.

Dans nos villes comme dans nos campagnes, si vous trouvez une famille plus misérable, plus nue, plus affamée que les autres, vous pouvez être assuré que c’est aussi la plus ignorante, celle qui sait le moins vouloir et agir ; et le degré de sa pauvreté sera toujours celui de son insouciance à apprendre. Par apprendre, je n’entends pas seulement apprendre à lire, j’entends apprendre à réfléchir, à raisonner, à calculer. Ainsi, quand vous me direz qu’une population est malheureuse, je ne vous demanderai pas si elle est instruite et capable, car je suis certain qu’elle ne l’est pas ; et plus son ignorance datera de loin, plus de générations ignorantes auront succédé à des générations ignorantes, plus la pauvreté sera invétérée et plus près de l’état incurable. L’ignorance qui engendre la misère est ainsi entretenue par elle, et d’elle aussi sortent la superstition, le préjugé et la routine, autres sources morbides.

Le fanatisme, fils de l’ignorance et père de la cruauté, a été une des grandes causes de misère ; il a dépensé en ruines l’énergie qu’on aurait pu employer à édifier. La superstition ne produit point la paresse, mais elle