Page:Boucher de Perthes - Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse.djvu/238

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j’écrivais de telles âneries ? Dans mon désappointement, ce fut avec une sorte de furie qu’après avoir déchiré les pages une à une, je les jetai toutes au feu en me disant que les gourmades de mon vieux professeur n’avaient pas tout-à-fait tort.

Trois fois, dans ma vie, j’ai renouvelé ces brûlis moins célèbres que celui d’Omar, mais qui me coûtèrent certainement davantage, car trois fois je m’étais cru un génie et le père de chefs-d’œuvre : c’étaient les enfants de ma virginité poétique que je livrais ainsi aux flammes, en ceci plus cruel que Saturne qui, pour n’en rien perdre, mangeait les siens.

Mon troisième auto-da-fé fut le plus beau ; Torquemada en eût été jaloux. Mon zèle manqua, comme il arriva presque au trop ardent inquisiteur, de me procurer la couronne du martyr, car les débris de ces papiers embrasés, poussés par un courant d’air s’engouffrant dans la cheminée, y mirent le feu en jettant l’épouvante chez mes voisins qui me traitèrent d’incendiaire ; mais je ne m’en fâchai pas, car ici encore ce n’était pas la gloire qui s’en allait en fumée.

Cependant le démon de la plume ne lâcha pas sa proie : l’œuvre n’était plus, mais l’ouvrier restait, et, plus que jamais, l’encre coula à flots sur l’immaculé papier, cette victime de tant d’attentats.

Hélas ! en regardant aujourd’hui sur mes étagères ce monceau poudreux de volumes, je me suis plus d’une fois demandé si un quatrième brûlis n’eût pas été nécessaire et si, de tout ceci, quelque chose restera. C’est sur cette survie que tout auteur compte, comme comptent aussi sur un quaterne tous ceux qui mettent à la loterie,