Page:Boucher de Perthes - Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse.djvu/70

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impossible de coordonner mes idées ni même d’en rendre une seule ; je ne trouvais ni mot, ni phrase, ni langue aucune dignes d’exprimer de si sublimes inspirations. Ma voix, que je croyais prête à déborder en torrents d’harmonie, ne s’échappait qu’en notes grêles ou nasillardes, et, dans mon impuissance, il me semblait que je voulais exécuter un chœur de Gluck ou le Stabat de Pergolèse avec un mirliton ou un galoubet. En vain je redoublais d’efforts, la matière reprenait ses droits, se riant de l’esprit : à mesure que les dernières vapeurs du sommeil se dissipaient, que mes organes se détendaient, mes souvenirs s’effaçaient ; je ne me rappelais que le premier hémistiche de chaque vers ou que l’accord final de mon tutti. Quand, ébloui de ces bribes scintillantes, j’allongeais ma main pour ressaisir mon œuvre, tout s’évanouissait : comme d’un feu d’artifice, il ne me restait que la fumée. Ma plume, que j’avais dix fois plongée dans l’écritoire, croyant toujours qu’il en sortirait un chef-d’œuvre, n’accouchait que d’un flot d’encre s’étalant bêtement sur le papier.

Quoi qu’il en soit, ma remarque subsiste, et je n’en maintiens pas moins que l’âme, tandis que le corps repose, peut découvrir ce qu’elle ne sent ni ne voit quand l’élément lui fait éclipse ou qu’elle est aux prises avec ses sens et ses instincts qui, en se réveillant, la ressaisissent, la rejettent dans sa boue terrestre et l’empêchent ainsi de retrouver les nobles et pures idées de la nuit. Il est donc démontré, nonobstant l’opinion contraire de nos savants, notamment de nos plus célèbres opticiens et marchands de lunettes, qu’on ne voit bien que les yeux fermés et lorsque l’âme, dégagée de