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Robert Lozé

protéger la civilisation, fait un vil métier. Mais ce genre de succès, toujours dégradant, est bien rarement durable, parce que sa source n’est pas dans le bien et l’utile. Que peut-il rester à l’homme qui a ainsi passé sa jeunesse, sinon le dégoût de toutes choses. Il marche, comme l’a dit Buffon avec tant de profondeur, entre deux écueils formidables, le mépris et la haine, il s’affaiblit par les efforts qu’il fait pour les éviter, et il tombe dans le découragement qui ne laisse d’autre désir que celui de cesser d’être. Sans doute, cette règle souffre exception. Certaines natures peuvent ignorer la souffrance morale dont nous parlons, mais même pour ceux-là le décor de respectabilité est bientôt percé à jour et le charlatan noté d’infamie.

C’était le succès facile qu’avait choisi Robert Lozé. Depuis cinq ans il vivait de cette vie mesquine, ouvrier inconscient de la désintégration sociale. L’anglais a un mot pour expliquer cette chose, un mot évidemment d’étymologie française et que Dickens a rendu terrible : « pettifogger. » Les pettifoggers de Dickens étaient d’horribles pieuvres sociales : les nôtres ne sont pour la plupart que de pauvres jeunes gens fourvoyés. Comme tant d’autres, Lozé avait eu longtemps un nuage devant les yeux. Ne connaissant des hommes que la bassesse et la misère, le beau, le grand, l’utile, le devoir, dans son sens élevé, n’avaient été pour lui que des choses vagues.

Aujourd’hui, un rayon de soleil venait de percer le nuage. En réponse à une de ces sommations de payer lancées chaque jour à la douzaine, une femme était venue le trouver, ou plutôt elle lui était apparue. Car lorsque de sa main gantée elle releva sa voilette, il crut presque contempler un être d’un autre monde. Elle appartenait en effet à un monde dont il avait à peine soupçonné l’existence. Chose qui pourra paraître paradoxale, de cette femme cultivée aux simples habitants des campagnes, la distance était