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Robert Lozé

tarde trop à se mirer dans ses ondes et à l’embellir de ses rayons, elle déborde. Quittant alors son lit, elle se répand dans les champs et les dévaste, renverse les maisons, noie les bêtes, quelquefois les gens. Elle dit aux riverains dans son langage : pourquoi avez-vous déboisé mes rives ? Vous me retranchez ma parure, je vous prends vos biens.

Parfois elle semble d’humeur badine. Gare alors à ceux qui se trouvent à sa portée ! Un matin, le seigneur de l’endroit en s’éveillant crut encore rêver. Mettant le nez à la fenêtre, il ne vit plus ni rivière ni campagne. Un bâtiment s’était dressé pendant la nuit sur les plate-bandes de son jardin, comme le château d’Aladin en face du palais de l’empereur de Chine. Le murmure familier de la basse cour en émoi lui fit comprendre qu’il ne rêvait pas. La construction était peuplée de volailles et de bestiaux. Il reconnut sa propre grange. La rivière s’était glissée jusqu’à elle la nuit, en sournoise, et l’enlevant sur ses ondes puissantes l’avait déposée à la place des rosiers noyés. Le tour fait, elle s’était retirée.

Le premier moment d’humeur passé, le seigneur finit par rire de sa mésaventure. C’était un brave homme, assez insouciant. Il n’en fut pas de même de sa femme. Son jardin ruiné lui tenait au cœur. La pensée que ce malheur pouvait à tout instant se renouveler, l’inquiétait. Elle se mit en prière devant une statue de sainte Anne qu’elle tenait d’un missionnaire martyr. C’est ainsi que l’inspiration lui vint d’opposer la statue de la sainte au débordement des flots.

Cet été là le temps fut beau et la rivière douce, souriante et tranquille. Mais à la débâcle du printemps suivant, l’inondation devint imminente. Alors la dame se souvenant de sa résolution, déposa la statue sur le bord du grand chemin que les eaux et les glaçons commençaient à envahir.

— Bonne sainte Anne, s’écria-t-elle, faites que l’inondation ne s’étende pas plus loin et je vous érigerai une chapelle en reconnaissance de la grâce que vous m’aurez accordée !