Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/147

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Et tout a toujours été de mal en pis. Oh ! ma femme, ne tombons jamais dans les mains de ces gens-là, et restons toujours dans les bras l’un de l’autre.


Ce 10. — Enfin il est mort, mon pauvre camarade de voyage, de fatigue et d’exil et la Faculté peut bien compter une victime de plus. Comme jamais il n’y a eu d’espoir et que dans sa dernière convulsion il avait l’air d’un supplicié à qui M. Pasquier aurait mis un bâillon, j’éprouve une sorte de soulagement en pensant que voilà qu’il dort du sommeil le plus imperturbable. Ce qui me reste à faire n’est pas le plus aisé : c’est de remettre les têtes que beaucoup de morts consécutives ont affectées bien sensiblement. Indépendamment des regrets de beaucoup de gens qui ont perdu des amis, je lis sur tous les visages un abattement que chacun voit avec effroi dans les autres et leur montre à son tour ; aussi ai-je voulu qu’après les derniers devoirs rendus à ce pauvre homme, on bût, on se divertît, on jouât comme à l’ordinaire. J’ai même donné ce soir la lanterne magique chez moi, afin de distraire des tristes tableaux du jour. Je défends ici les regrets, autant qu’on peut commander dans l’intérieur, et je demande qu’on en donne l’équivalent payé d’avance en redoublement de soins pour les malades. J’en donne l’exemple de mon mieux, car je les vois tous les jours sans compter deux ou trois visites d’hôpital, et mes pauvres provisions de vin, de sucre, de confitures, de drogues, sont au service de tous. Je doute qu’on m’en aime et qu’on m’en estime davantage, car ceux que mon exemple gêne, soit qu’ils le suivent ou qu’ils ne le suivent pas, me regardent d’assez mauvais œil. Les autres n’y pensent point,