Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

servir du terme marin ; mais les vents sont d’une impuissance ridicule. Nous sommes entre des murs de nuages qui se pressent et se tiennent en respect les uns les autres, comme autant de puissances belligérantes qui passent la campagne en préparatifs et l’hiver en négociations. Pour moi, je suis forcé de suivre le parti du plus fort, et je crois que cette fois-ci le midi triomphera du nord, ce qui lui est bien rarement arrivé. Il faut espérer que dans peu de jours nous serons amplement dédommagés, ou peut-être il faut le craindre. Nous passons aujourd’hui le tropique, région des calmes, et nous entrons après-demain dans la nouvelle lune ; c’est le moment des grands vents et ce mois-ci en est la saison. Mais enfin qu’ils viennent, pourvu qu’ils soufflent du bon côté, et qu’à travers mille périls ils me fassent voler dans les bras de cette bonne femme, que j’ai tant de besoin de voir et de baiser et qui, si je ne me trompe, en a presque autant d’envie que son mari.


Ce 6. — Rien n’est à la fois monotone et varié comme la navigation : on ne voit que la mer, on ne s’occupe que du vent, on ne pense qu’au chemin, mais la moindre petite différence dans une de ces trois choses-là fait une révolution dans notre système moral et même physique. On passe tour à tour du découragement à la confiance et de l’apathie à l’activité, mais aussi la scène change bientôt en mal pour rechanger bientôt en bien. Voilà mon état, chère fille, il m’est difficile de te le rendre bien nettement à cause du roulis qui brouille mes lettres et mes idées et qui ne laisse dans son état ordinaire que mon pauvre cœur et le désir brûlant dont il est rempli. Le vent est faible, mais il est bon, et s’il dure nous