Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/21

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Imagine, ma fille, que nous n’aurions pu aborder nulle part, pas même au Sénégal, qu’il aurait fallu courir les mers jusqu’à ce que nous puissions être reçus dans quelque lazaret, et que tout le monde, en attendant, aurait presque infailliblement péri. Eh bien, dans ce moment-là, j’étais comme Ceyx au moment de son naufrage : sa première pensée fut pour Alcyone. Il ne craignit, il ne souffrit que pour elle ; et moi je pensais à tes inquiétudes, à tes angoisses, si jamais cette nouvelle-là t’était parvenue. Je te le dis à cette heure pour te rassurer à l’avenir, car, dans l’ordre des choses dont le hasard se mêle, une fausse alarme compte pour un vrai danger, parce que le hasard est aveugle et qu’il n’y regarde pas de si près. Adieu, ma bonne, ma chère, ma vraie femme.


30 décembre. — Voici encore du calme ; il semble que le ciel se plaise à me punir par où j’ai manqué. Mais j’espère au moins qu’il sera content de la manière dont je prends la correction. Nous aurions dû être, aujourd’hui ou demain au plus tard, à Madère ; mais du train de procession dont nous marchons, il nous faut au moins trois ou quatre jours encore, en supposant que le peu de vent qui ride à peine la face de l’eau ne nous deviendra point contraire. Ma santé n’est point mauvaise, mais je n’en suis point content. Je ne puis ni digérer, ni dormir, et je ne crois pas avoir eu une bonne nuit depuis notre séparation (j’ai encore moins de bons jours) ; mais surtout, depuis dix jours que je suis en mer, je n’ai point dormi dix heures ; cependant mon esprit est tranquille ; il est presque toujours apathique. Je mène d’ailleurs une vie très réglée. Je déjeune avec