Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/35

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ou douze retours de lune ; j’aime à compter comme cela, parce qu’il me semble que cela raccourcit la durée[1].


Ce 17 janvier. — Enfin, ma chère enfant, je commence à me servir de ces feuilles, arrangées avec un soin que tu n’as jamais pris que pour moi. En ouvrant ce joli portefeuille vert, en feuilletant cette masse de cahiers, en admirant toutes ces pages numérotées comme les papiers d’un homme d’État, je me suis attendri pour toi ; j’ai oublié mon âge et mes défauts et je me suis dit : « Il est pourtant vrai qu’elle m’aime et sans doute qu’elle souffre d’une absence dont mon esprit ne voit encore que le commencement. » Ce volume énorme à remplir est lui-même un indice d’une longue séparation. Encore s’il n’était question que d’aller jusqu’au bout pour arriver à la fin de nos peines, j’écrirais jour et nuit et je sentirais au moins mes ennuis décroître à chaque ligne, mais le temps n’est point comme l’espace : on ne le parcourt point du train qu’on veut, sa marche est invariable et il faut la suivre. Je sais bien qu’on s’y trompe quelquefois, mais toujours tristement, car sa vitesse apparente dans le plaisir, sa lenteur apparente dans le chagrin sont deux reproches que nous avons droit de lui faire. Enfin, il marche, c’est toujours quelque chose ; il entraîne tout ce qui est, il amène tout ce qui sera, il est comme un joueur de gobelets qui fait toujours disparaître ce que nous voyons pour nous montrer autre chose. Ah ! ma femme, qu’il te montre toujours

  1. Ici prend fin ce que MM. de Magnieu et Prat ont publié de ce journal.