Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/86

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on ne se rappelle rien, on ne prévoit rien, on prend le temps comme il vient, on souffre le mal sans craindre qu’il dure, on sent le bien sans craindre qu’il fuie, on est comme l’arbre qui ne frissonne pas à l’aspect de la cognée et qui s’épanouit au premier rayon de soleil. C’est un bien joli état dans lequel j’ai vu quelquefois ma jolie enfant, mais on ne peut pas lui reprocher d’y rester trop longtemps.


Ce 28. — Adieu les vents, adieu l’espérance, adieu Gorée ; nous n’en étions plus qu’à vingt lieues, nous pouvions y être dans une matinée ; nous voilà rejetés au loin et forcés à nous éloigner toujours jusqu’à ce qu’un autre hasard nous rapproche. Le monde est toujours la même chose sous mille formes diverses : cette île vers laquelle nous courons et dont les vents tantôt nous approchent et tantôt nous éloignent ressemble à tout ce qu’on veut faire et à toutes les causes invisibles incalculables qui s’y prêtent ou qui s’y refusent. Je trouve dans la navigation l’emblème de la vie ; il semble que la terre se réfracte dans l’eau au moral comme au physique. Il n’y a que toi qui n’a pas ici ton image, encore vois-je à l’horizon l’étoile du nord vers laquelle se tourne l’aiguille aimantée et je trouve que c’est toi et moi.


Ce 29. — Je suis triste, mon enfant, je vais peut-être voir mourir, d’ici à deux heures, mon pauvre cuisinier, qui, ayant du bien et se trouvant dans une bonne maison, a tout quitté pour me suivre, et ce malheureux, c’est comme si je l’avais mené à la mort pour prix de son attachement. Il est à présent sans pouls avec des soubresauts dans les tendons, la langue sèche, les yeux tournés, le ventre enflé, la