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PRÉFACE

En analysant ainsi la puissance de telle tradition religieuse, de telle situation économique, de telle forme sociale, la philosophie sociale nous habituerait à l’idée que nous sommes comme environnés de forces invisibles qui pèsent sur nous à chaque moment de notre vie. Et sans doute il ne faut pas dire qu’elles modifient nos actes mécaniquement. C’est sur les âmes que la société presse. Mais du moins va-t-elle plus souvent des habitudes aux idées que des idées aux habitudes ; son action est plus souvent spontanée et inconsciente que réfléchie et consciente.

Comparons à ces poussées ou à ces pesées involontaires la parole du maître dans sa classe ; aux rares leçons de l’école opposons les leçons incessantes de la vie ; aux professeurs proprement dits, les précepteurs dont parle Helvétius, qui sont les amis, et les lectures, et la forme du gouvernement sous lequel on vit, et la condition sociale où l’on est placé, et tous les hasards de l’existence. On comprendra alors que la zone lumineuse est singulièrement plus étroite que la zone d’ombre : les petits foyers d’action consciente qui sont les écoles ne sont que des points dans la nuit, et la nuit qui les entoure n’est pas vide, mais pleine et d’autant plus inquiétante ; ce n’est pas le silence et l’immobilité du désert, mais le frémissement d’une forêt peuplée.

Mais, dira-t-on, à nous savoir ainsi entourés, ne risquons-nous pas de perdre, avec l’idée de notre puissance, le goût même de l’action ? Si je sais de science certaine à combien de forces inconscientes mon effort conscient va se heurter, et que je vais trouver tant de lois debout sur le chemin de mon énergie, ne serai-je pas porté à la tenir moi-même et d’avance à l’attache ?