Page:Bouniol - Les rues de Paris, 1.djvu/135

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d’une main ce qui échappe à l’autre. Il est inépuisable en beaux prétextes ; il se replie comme un serpent, il se déguise, il prend toutes les formes ; il invente mille nouveaux besoins, pour flatter sa délicatesse et pour autoriser ses relâchements. Il se dédommage en petits détails des sacrifices qu’il a faits en gros : il se retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu’on n’oserait nommer ; il tient à un emploi, à une confidence, à une marque d’estime, à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle poursuivent : tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui fait une petite distinction, tout ce qui console l’orgueil abattu et resserré dans des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce qu’on appelle le moi ; tout cela est recherché avec avidité. On le conserve, on craint de le perdre ; on le défend avec subtilité, bien loin de l’abandonner ; quand les autres nous le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à nous l’avouer à nous-mêmes : on est plus jaloux là-dessus qu’un avare ne le fut jamais de son trésor.

« Ainsi la pauvreté n’est qu’un nom, et le grand sacrifice de la piété chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d’esprit. On est plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les plus grands intérêts ; on est sensible aux moindres commodités qui manquent : on ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir, même le superflu, si peu qu’il flatte notre goût : non-seulement la pauvreté n’est point pratiquée, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c’est que d’être pauvre par la nourriture grossière, pauvre