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jacques et marie

sur le golfe St. Laurent, où les Canadiens avaient des comptoirs importants ; ils étaient persuadés qu’ils trouveraient là quelques membres de la famille Hébert ou au moins des indices certains de leur passage ; ils avaient tout lieu de croire, par des rumeurs vagues venues à Grand-Pré, que leurs anciens amis s’étaient acheminés vers le Canada. Ce voyage était pour eux une rude entreprise, mais ils ne pouvaient pas se servir d’une route plus directe, la baie de Beau-Bassin étant sillonnée par des vaisseaux anglais, et ses côtes ainsi que l’isthme acadien continuellement battus par dès corps armés. Une heureuse coïncidence, qu’ils n’auraient jamais pu espérer, leur épargna toutes les fatigues de la route en leur faisant retrouver Jacques juste au début.

C’est le matin même où nous avons vu la barque sortir de l’emboüchure du St. Jean que les frères rencontrèrent leur ami. Ils l’auraient certainement laissé passer outre si Jacques ne les eût reconnus le premier : comme ils étaient les uns et les autres infracteurs des ordonnances du gouverneur, ils se sentaient plutôt disposés à s’éviter qu’à se rapprocher. Après les premiers mots provoqués par la surprise et le bonheur de la reconnaissance, Jacques monta, avec le compagnon qu’il avait avec lui, dans la barque d’André, laissant là le canot qui n’aurait pas pu les contenir tous quatre, et ils se remirent à voguer.

Ce compagnon de Jacques, que P’tit Toine regardait toujours de toute la puissance de ses yeux, était un sauvage de la tribu des Micmacs, à peu près du même âge que Jacques ; quoiqu’il ne comprit pas le français, il laissait voir, dans ses rapports avec celui-ci, non pas de la familiarité (les sauvages n’en témoignent jamais) ; mais une franchise et une bonne volonté qui annonçaient un commerce assez prolongé entre eux.

C’était le plus jeune chef de sa nation. La nature avait pris soin de le désigner au choix de la tribu en ébauchant rudement sur son front le caractère de sa sauvage royauté. Il était grand, et sa tête, bien dégagée de ses épaules, tournait librement sur la nuque comme celle du roi des vautours dont elle rappelait d’ailleurs l’air dominateur. Tous les traits de son visage, énergiquement modelés, laissaient voir, comme dans un marbre de Michel-Ange, l’action des muscles et la nature de chaque passion qui venait agiter tour à tour le fond de son âme. La couleur de bronze neuf qui recouvrait ses traits ajoutait quelque chose de dur à l’impression qu’ils produisaient. Un collier de griffes d’ours ceignait trois fois son cou et tenait suspendu, au milieu de la poitrine, une plaque de cuivre clair sur laquelle était grossièrement gravés le signe de sa