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jacques et marie

de leurs cours, à travers les forêts sombres et les prairies grasses. On touchait au temps des hautes marées d’automne, qui prennent ici des proportions prodigieuses ; ces rivières, épanchées dans les vallons, formaient autour des hameaux et sous les arbres des flaques d’eau et des îles enchantées où se jouaient les dernières lueurs du soir, avec les images des chaumières blanches et des collines bleues.

La Gaspéreau apparaissait la seconde sur leur droite ; c’est sur ses bords immergés que les regards de Jacques errèrent avec plus d’abandon. Il y retrouvait toute son enfance ; son petit village de Grand-Pré semblait sortir de sous les eaux, tant il lui paraissait blanc et embelli durant son absence. Quoique le soleil fût disparu déjà depuis quelque temps au fond de la baie des Français, il surnageait dans l’air des flots de lumière ambiante qui formaient un jour vague dont la terre resta longtemps éclairée. À la faveur de ce brillant crépuscule, Jacques put parfaitement distinguer l’église, les principaux groupes de maisons, les longues digues qui fermaient les anciennes terres de son père, les vieux arbres, antiques protecteurs du toit aimé ; le point de la rive où il s’était embarqué cinq ans avant, au milieu des larmes de sa famille et des adieux de Marie…

Ceux qui ont revu, après une triste absence, le berceau de leur premières années ; tous ces lieux où les beautés de la nature et toutes les délices de l’existence se sont tour à tour révélées à leurs sens et à leur âme novices, peuvent seuls comprendre l’émotion de Jacques en cet instant.

Le lien qui s’établit entre le cœur et tous les témoins de nos pensées, de nos plaisirs et de nos larmes est bien fort ! les bois, les grèves solitaires, les quatre murs d’une chambrette, le petit coin du ciel que l’on aperçoit du carreau borné d’une mansarde sont souvent les seuls confidents de nos secrets ; et quels trésors de souvenirs ils nous révèlent, quand on les revoit longtemps après ! Jacques resta dans sa silencieuse contemplation jusqu’au moment où les brumes, communes dans cette saison et sur cette plage, commencèrent à étendre leur long voile cendré sur le tableau chéri de la patrie ; ces brumes qui venaient de l’océan passaient comme la nuée du désert, d’abord à la surface de l’eau, puis elles allaient en avant, voilant les premiers plans, puis les seconds, puis tout, jusqu’à ce dernier cordon de lumière rouge resté sur la silhouette du couchant. Alors il ne vit plus autour de lui que les crêtes arides et sombres du Cap Porc-épic, sur lesquelles il semblait suspendu dans un vague sans bornes ; cela lui fit éprouver quelque chose de