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souvenir d’un peuple dispersé

Anglais te connaît ici ?… M. George peut-être… il nous a fait quelquefois parler de toi, mais il est si bon pour nous et pour Marie, celui-là ! D’ailleurs, tu n’étais pas libre de ne pas partir avec ton père ; on te pardonnera facilement une faute que tu n’as pas commise volontairement, et pour ton avantage.

— Mais il faudra toujours demander grâce, et redevenir Anglais ; et je ne me sens de dispositions ni pour l’un ni pour l’autre : je me suis trop habitué à être Français.

— D’abord, mon Jacques, je dois te dire que nous n’avons jamais joui plus librement de nos droits de neutres que depuis le commencement de la guerre ; ainsi, il est probable que si la France perd toutes ses colonies d’Amérique, notre sort ne sera pas encore trop mauvais ; et tu n’auras qu’à ne pas montrer trop souvent à notre gouvernement ce grand couteau que tu portes là à ta ceinture, pour jouir à peu près de toutes tes prérogatives nationales.

— Mon cher André, tu as la partie belle, dans ce moment, et tu sais en profiter : ce que tu m’as dit tout à l’heure a trop disposé mon cœur à la confiance pour que je ne m’abandonne pas un peu à la tienne. Mais, en restant à Grand-Pré, je ferai des sacrifices que votre dévouement et l’amour de Marie peuvent seuls m’arracher. Au reste, tu jugeras toi-même, tout à l’heure, quand je t’aurai raconté l’histoire de mes années passées, ce qu’il m’en coûtera pour aller habiter la jolie maison de ta sœur, sous le bosquet d’ormes, au bord de la Gaspéreau… Ah ! j’avais d’autres projets, oui… des projets qui ne devaient pas, sans doute, briser mon union avec Marie, mais peut-être l’éloigner et changer les conditions de notre bonheur…

— C’est bien, c’est bien, tu raconteras tout cela à la petite maîtresse, elle sera ta complice ; je crains seulement qu’elle ne change quelques dispositions de tes plans.

— Ce que tu viens de me dire a déjà eu un peu cet effet…


IV

Pendant cette conversation, P’tit Toine était allé à quelques pas plus loin, avec le Micmac, pour apprêter le déjeûner.

Après avoir fait quelques fagots dans les cèdres voisins, ils allumèrent un feu pétillant dans un endroit de la côte abrité par les grands rochers. Aussitôt le brasier bien ardent, P’tit Toine fit