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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/116

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jacques et marie

sion : il me nomme son chef. Et prenant la brochée précieuse des mains de P’tit Toine, ils regagnèrent tous ensemble le foyer.

Le Micmac était resté attablé absolument dans la position où son maître cuisinier l’avait laissé, moins la curée qu’il s’apprêtait à saisir ; et il regardait, impassible ; dans la direction où son second service avait disparu, sans doute pour voir s’il ne reviendrait pas. La vue du canard fit passer un léger sourire sur sa figure de bronze, auquel Jacques répondit par quelques mots en langue sauvage, après quoi, s’asseyant à terre, près du feu, entre ses compagnons, il procéda au service de la table d’une manière un peu plus civile que ne l’avait fait son ami des bois.

Ayant séparé les deux gibiers par le milieu avec le couteau d’Antoine, il en donna une moitié à chacun des deux frères, puis, regardant le plus jeune qui semblait trouver que Wagontaga avait bien eu sa part, il lui dit : — Nous autres, mon Toiniche, nous déjeûnerons tous les trois en famille, demain matin, à l’aurore ; et je pense que la cuisine de Marie vaudra bien la tienne. Lui, ajouta-t-il en regardant le Micmac, auquel il jeta la troisième portion, je ne sais pas quand il déjeûnera de nouveau, seul, avec ses parents, ou avec nous : ces pauvres gens ne mangent pas quand ils veulent. Il a fait près de cent lieues pour me conduire ici ; s’il avait été pris par les Anglais, ils l’auraient tué comme un chien (tu sais qu’il ne peut pas mettre le pied en Acadie) ; demain, probablement… il va nous dire adieu, pour s’en retourner… où ? Dieu seul le sait. Depuis cinq ans il n’a vécu qu’avec moi, ne me quittant jamais d’un pas, servant fidèlement la France ; tout cela vaut bien une petite part de plus, n’est-ce pas, Toine ?

— D’accord, mon capitaine ; mais je crains bien que ça ne le mette que tout juste en appétit ; comme il va passer une partie de la nuit avec moi, sur la même paillasse !…

— Ne crains rien, depuis que je couche à côté de lui, il lui est arrivé bien souvent de souper plus légèrement qu’il ne le fera ce soir, et tu vois qu’il ne m’a jamais entamé : pourtant, je crois bien être un aussi bon morceau que toi, hérisson !…

— Un peu sec, grand Jacquot ; tout de même, je ne me fie pas à cet ami-là, et tu coucheras entre nous deux, ce soir ; le lit est large.

Là dessus P’tit Toine, qui avait encore dans la barque quelques morceaux de pain sec, pitoyable survivance de provisions plus abondantes, se leva pour aller les chercher. Mais il se garda bien de laisser sa moitié de canard en arrière ; il avait toujours devant les yeux les deux grands bras étendus du sauvage.

En l’attendant, André attisa le brasier que son frère avait laissé