Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
119
souvenir d’un peuple dispersé

pâlir. La flamme tourbillonnante éclaira vivement le groupe des trois voyageurs et projeta sa lumière jusqu’aux sommets des rochers : les vapeurs flottantes de la nuit, en arrêtant les rayons du foyer, formaient autour d’eux une atmosphère fantastique qui encadrait bien cette scène étrange. L’allure farouche du Micmac, son costume singulier, la voracité qu’il mettait à déchirer sa nouvelle proie ; la grande taille de Jacques, sa maigreur, que les lueurs du feu isolé faisaient mieux ressortir ; ce mélange de sauvagerie et d’inculte civilisation que l’on remarquait dans sa toilette et sur sa figure, puis, entre ces deux types, la face réjouie et prospère d’André : tout cela formait un tableau plein d’effet et de contrastes inattendus.

À cette époque, cependant, ces scènes devaient se présenter souvent. Les rapports que nécessitaient la politique et le commerce durant la paix comme pendant la guerre ; l’habitude des expéditions lointaines à travers les forêts et les déserts, groupaient souvent ainsi les colons et les naturels aux bords des grandes eaux, dans les profondeurs des bois séculaires, jusque dans les repaires de ces terribles mangeurs d’hommes dont ces pays étaient surtout peuplés.

P’tit Toine était à peine de retour avec sa provision de croûtes, qu’il aperçut, à la lumière ravivée du brasier, les yeux encore humides et rougies de Jacques. — Mais qu’as-tu donc, capitaine, lui dit-il.

— Tiens, dit André, je viens de lui parler de la vache brune de Marie, et il a fondu en larmes ; c’est étonnant comme ça rend le cœur tendre de courir les bois avec messieurs les peaux-rouges !

— Grand babillard ! je gage que tu as éventé tous les secrets de petite Marie, elle qui voulait jouir seule des belles surprises qu’elle allait lui causer.

— Ne te fâches pas, reprit Jacques, je serai très-surpris, malgré tout ; André a cru que ce serait bien assez pour moi de retrouver ta sœur, toujours si bonne, si aimante et si jolie ; puis mes anciens amis, puis tout ce qui m’était cher à Grand-Pré ; et il m’a fait le plaisir de m’apprendre d’avance que tu avais sacrifié tes douze belles polonaises pour distraire Marie durant ses inquiétudes. Merci, P’tit Toine ; je vais retrouver avec vous, tous, bien des bons frères, à la place de ceux que j’ai probablement perdus pour toujours.

La conversation roula sur ce ton durant tout le repas. Au commencement, elle s’interrompait souvent, et pendant, ces intervalles, à part le cris des chouettes qui venaient regarder le feu et humer de plus près le festin, on n’entendait que le craquement des croûtons, sous la dent de Jacques, qui renouait bruyamment connais-