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jacques et marie

sance avec cet aliment élémentaire des gens civilisés. Quant au Micmac, qui ne comprenait rien à la conversation, et qui détestait surtout la gêne des convenances à table, il s’était retiré un peu à l’écart. Là, armé d’un long calumet, la tête appuyée au rocher, il chassait dans l’air d’énormes bouffés de fumée qu’il aspirait ensuite. Son regard, extatiquement fixé vers le ciel, s’abaissait de temps en temps sur les rares vestiges qui survivaient à son repas avec un air de profonde indifférence ; il semblait méditer cette sublime pensée, qu’un fils du Grand-Esprit doit savoir se contenter de ce qu’il a.

Quand les trois amis eurent satisfait aux premières exigences de la faim, André rappela à Jacques qu’il lui avait promis, en retour de ses indiscrétions, de lui raconter l’histoire de ses cinq ans d’absence, et il ajouta qu’il était prêt à l’écouter. Celui-ci commença donc immédiatement son récit.


V

— Notre voyage fut triste, mais sans avaries ; le plaisir que nous témoignèrent les parents qui nous avaient précédés sur la baie de Beau-Bassin donna quelque charme à notre arrivée dans ces lieux étrangers. Les occupations que nécessitait notre nouvel établissement chassèrent les premiers chagrins, et remplirent les heures que j’aurais été tenté de donner à l’ennui. Mes frères nous avaient choisi un joli vallon près de l’eau, qui ressemblait assez à celui que nous avions laissé sur les bords de la Gaspéreau ; seulement, il était submergé à chaque marée ; il fallait des abboiteaux considérables pour le protéger contre la mer.

Après avoir fait bénir la terre par le Père de Laloutre qui dirigeait alors cette mission, nous commençâmes les premières jetées ; le bon prêtre venait travailler avec nous, nous donnait ses conseils et soutenait notre courage. Je faisais double tâche dans l’espoir de gagner plus tôt ma feuille de route.

Les digues montèrent rapidement, et quand arrivèrent les grands froids et les fortes marées d’automne, nous avions déjà volé un beau domaine à l’océan.

Nous songeâmes aussitôt à la construction des maisons : ce fut l’occupation de tout l’hiver ; cette saison, qui s’annonça cette année-là très à bonne heure, promettait d’être longue.

Lorsque je vis toutes les rivières glacées et les champs couverts