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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/124

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jacques et marie

vait prévue. Nous étions entourés de forêts, sur un sol ingrat, et trop près des Anglais pour songer à nous y fixer ; puis, ce que nous possédions d’aliments ne pouvait suffire pendant longtemps à notre nourriture. D’ailleurs, les Anglais n’étaient pas venus jusque là pour nous laisser en paix ; dès le jour même, ils enjoignirent à M. de la Corne de quitter une terre qui, disaient-ils, appartenait à l’Angleterre. Celui-ci leur fit répondre qu’il était bien dans le domaine de la France, et qu’il ne reculerait qu’à l’ordre de son souverain ou devant une force supérieure ; les négociations en restèrent là. On s’attendait à tout instant à voir l’ennemi franchir la rivière.

Dans ces circonstances, notre commandant dut nous prévenir qu’il pourrait difficilement garder près de lui tant de monde sans compromettre les intérêts de la France, notre propre salut et celui de ses soldats. Il nous offrit de nous diriger du côté de Chédiac et de Miramichi, le long du golfe St. Laurent ; il nous assurait que nous trouverions là tout probablement des vaisseaux du gouvernement qu’il ferait mettre à notre disposition. Nous partîmes le soir même. M. de la Corne, pour plus grande sûreté, fit armer ce qu’il y avait de jeunes gens parmi nous, et nous donna pour guide Wagontaga, l’ami que voici. C’est de ce moment que date notre intimité.

Rendus à Chédiac, nous apprîmes qu’une petite flotte de transports venait de partir, faisant voile pour Québec ; on n’en attendait pas d’autres avant plusieurs mois. Quelques familles résolurent de s’embarquer sur de méchants bateaux pêcheurs qui couraient les côtes, et de se rendre à l’île St.-Jean (Prince Edouard), où un grand nombre de nos compatriotes s’étaient déjà fixés. Mais nous étions plus dénués que la plupart des émigrés, puisque nous n’avions pu faire aucun approvisionnement considérable dans notre dernier établissement ; nous restâmes donc à la merci de M. de Boishébert, qui commandait dans ces lieux. Notre situation ne fit qu’empirer. Les secours que nous faisait espérer sans cesse le gouvernement n’arrivaient pas, les troupes étaient elles-mêmes mal nourries, il fallut nous mettre à la ration, à la ration de poisson… Les Anglais, apprenant que des convois étaient partis de Louisbourg pour venir nous apporter quelques aliments, mirent des croiseurs sur toutes les passes entre la côte et l’île St.-Jean, pour intercepter ces envois. Nous n’en reçûmes rien. L’hiver approchait et nous étions menacés de famine ; nous couchions sur la terre, sous des cabanes d’écorce, à la manière des sauvages ; il nous restait à peine de quoi nous couvrir la nuit et nous vêtir le jour. Nous étions