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souvenir d’un peuple dispersé

sur une grève aride, sans aucun espoir de délivrance, ne comptant pour vivre que sur la charité du commandant. Cette situation était pour nous insupportable, et mon père ne pouvait s’y résigner. La faim le faisait moins dépérir que l’humiliation de se voir ainsi réduit jusqu’à la mendicité. Il ne s’arrêtait pas à la pensée que la France, qui avait inspiré notre sacrifice, était tenue de pourvoir, durant quelque temps au moins, à notre existence ; il ne voyait que cet état misérable de dépendance. Il parla d’aller se fixer sur la rivière Coudiac, dans l’intérieur du pays, à quelques lieues de la Baie-des-Français ; plusieurs familles acadiennes étaient établies sur ces bords depuis quelques années. « Là, disait le pauvre père, nous trouverons peut-être quelqu’un dans l’aisance, et si nous ne pouvons pas tirer de suite notre pain de la terre, ils nous le feront gagner : un salaire, c’est honorable, au moins ; mais ici, la nourriture que je prends me répugne ; et puis, là-bas, j’irai regarder quelquefois la côte acadienne !… Qui sait ?… si la France venait à reprendre le pays !… j’aurais moins loin à marcher pour y retourner. » À cette époque de l’année, et dans l’état où se trouvaient les affaires politiques, ce projet était plein de dangers. Pour le faire manquer, ou au moins en retarder la réalisation, j’allai offrir mes services à M. de Boishébert, qui les accepta volontiers. C’était me mettre sous le coup de la peine capitale, dans le cas où je serais pris par les Anglais, et rendre mon pardon impossible ; et puis je me liais pour cinq ans ; mais il n’y avait pas à balancer. Plusieurs jeunes gens, pour assurer à leurs parents une protection plus obligée, firent comme moi, et nous formâmes un corps à part, exempt pour le moment du service régulier, destiné autant à la chasse qu’à la guerre. Wagontaga se joignit à nous avec quelques sauvages de sa tribu. Il fut pour nous d’une grande utilité, connaissant les lieux fréquentés par le gibier et habitué qu’il était à le traquer. Nous avions ordre de ne poursuivra les bêtes fauves que sur le territoire français, en deçà de l’isthme acadien, et de ne commettre aucun acte agressif contre les Anglais. Mais si nous les rencontrions en deçà de ces limites, il ne nous était pas défendu de les traiter comme gibier de bon aloi.

Nous passâmes ainsi l’hiver à poursuivre le chevreuil et l’orignal, le castor et la martre, faisant des amas de pelleteries pour notre commandant et des provisions de viandes fumées pour nourrir nos familles. Les Anglais seuls ne se présentèrent pas à l’affût, au grand regret de Wagontaga, qui a pour la chair anglaise un goût exclusif. Mais s’il en manqua durant toute cette saison, il n’en a pas été privé depuis.