Aller au contenu

Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
132
jacques et marie

ble ; pendant que vos frères résistaient aux Anglais, les autres avaient pu saisir quelques aliments, de quoi se couvrir et un canot d’écorce. Arrivé sur les bords de cette rivière, comme ils ont jugé qu’elle devait se diriger du côté de Chédiac, ils résolurent de suivre son cours par eau. Nous ne pouvions pas tous entrer dans le canot ; il fallut donc nous séparer. Après nous avoir laissé une partie de leurs provisions et pris avec eux ceux d’entre nous qui pouvaient le moins marcher, ils se sont hâtés de s’éloigner pour nous envoyer plus tôt du secours. Voilà quatre jours maintenant que nous cheminons seuls.

Il était inutile d’aller à la recherche de ma famille, je n’aurais pas pu la rejoindre ; j’étais à peu près sûr de la retrouver à Chédiac et de rencontrer prochainement quelques-uns de mes frères quand ils reviendraient au devant des malheureux restés en arrière. Et puis, je brûlais de courir sus aux Anglais et de leur enlever le butin qu’ils avaient dû faire dans leur expédition. Il était aussi, plus que jamais, nécessaire d’aller informer M. de Boishébert pour empêcher l’ennemi de lui couper la retraite. Nous laissâmes donc tous nos blessés et toutes les provisions dont nous pouvions nous dispenser à la rigueur parmi les émigrés que nous venions de rencontrer, et nous nous remîmes en marche.

Le lendemain soir, comme nous allions faire halte, nous entendîmes à quelque distance, en avant de nous, les hurlements d’une meute de loup-cerviers. Je m’avançai dans la direction du bruit et j’aperçus, dans un endroit que les voyageurs de la veille m’avaient décrit, l’arbre marqué par mon père. C’est à ses pieds que les animaux sauvages faisaient leur affreux sabat. Je pressentis quelque chose d’horrible et je m’élançai de ce côté. J’avais bien deviné : les affreuses bêtes, après avoir déterré le corps de ma mère, achevaient de s’en repaître… Il n’y avait plus autour de la fosse que quelques ossements épars, comme les restes d’un repas de camp. C’était là tout ce qui restait de l’image Se ma mère… Ma mère ! ma pauvre mère ! elle n’avait pas même pu dormir en paix dans la terre de cette solitude, sous cette forêt sauvage ! ce cœur si tendre, ce sein si plein d’amour, des loups les avaient déchirés et mangés !

Mes chers amis, je ne sais plus ce qui se passa dans ma tête et dans ma poitrine dans ce moment-là ; je sentis quelque chose comme le bouleversement d’un orage qui vient ; je crus que j’allais devenir fou de douleur et de rage. Je me rappelle que je m’arrêtai devant cette croix que la main d’un infortuné avait laissée là pour veiller sur le corps d’une martyre ; je la regardai presque avec mépris et je lui demandai ce qu’elle avait fait de sa relique,