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souvenir d’un peuple dispersé

des larmes et des prières des miens… Puis, je ramassai un à un tous ces chers débris, je les montrai au ciel et je lui demandai s’il était juste d’accabler ainsi tant d’innocence, de poursuivre jusque dans son dernier refuge tant d’infortune ! Je fus même tenté de jeter vers Dieu (ah ! qu’il me le pardonne !) de jeter comme un défi, comme une insulte, ces restes palpitants. Mais l’âme sanctifiée de ma mère, qui devait voir mon désespoir, me retint sans doute, elle qui avait pardonné aux Anglais, et je n’articulai pas un blasphème sur ces saintes dépouilles… Je les pressai sur ma poitrine… Mais moi, je ne pardonnai pas. Oh ! non, je ne pardonnai pas ! Ma sainte mère serait venue dans cet instant me demander ce pardon, à deux genoux, avec ses pleurs, avec sa voix tendre, avec son amour céleste, que j’aurais repoussé ses deux mains jointes sur mon cœur !… Une haine brillante s’était allumée dans mon sang, et désormais je ne pouvais plus me coucher sur cette terre sans m’être vengé. Je le jurai là devant cette croix marquée par mon père…

Après avoir déposé au fond du lit de la rivière les restes de ma mère, je dis à mes hommes :

— Eh bien ! maintenant, pouvez-vous me suivre ?

Ils m’aimaient, ils partageaient mon exaspération, ils répondirent tous :

— Oui, oui ! nous irons partout ; sus aux Anglais !

— Alors, en avant ! m’écriai-je en ouvrant la marche, et nous partîmes ainsi sans avoir pris de repos ni de nourriture. Nous ne nous arrêtâmes que pendant quelques heures de la nuit. Le lendemain matin, nous touchions aux rives du Condiac ; en explorant ses bords, nous aperçûmes au loin dans le ciel une colonne de fumée. Ce ne pouvait être un incendie ; le nuage était étroit et s’élevait avec calme comme du foyer d’une chaumière ; or, il n’en existait pas une debout : ce ne pouvait être que le feu du camp des Anglais. Cette conclusion parut juste à tout le monde et elle nous remplit de joie, car jusqu’à ce moment, la crainte de trouver l’ennemi disparu m’avait laissé dans une grande inquiétude.

Je fis prendre à ma troupe une double ration ; et le repas expédié, nous préparâmes nos armes pour le combat. Nous portions tous un fusil et un grand coutelas de chasse. Les fusils furent chargés jusqu’à la gueule, et chacun s’assura que sa lame tenait ferme dans le manche. Un frisson d’impatience courait sur tous nos membres, et je pus à peine retenir mes hommes le temps d’une halte. Il fallut se remettre en route.

Les chemins étaient ici mieux tracés et plus unis : après trois heures de marche forcée, nous pûmes reconnaître la position des