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souvenir d’un peuple dispersé

communes entières, n’entendent pas la guerre autrement, en Amérique.

— Ah ! ça, dit Toinon, en se rapprochant encore de Jacques, puisqu’il en est ainsi ; puisque vous ne pouvez pas empêcher ces gens de manger le monde, je tiens plus que jamais à coucher avec toi ce soir, mon capitaine ; je regrette de ne pas avoir laissé ma part à celui-ci. Regardez un peu comme il roule ses yeux d’une terrible manière : on dirait qu’il veut nous avaler tous.

En effet, chaque fois que le sauvage entendait prononcer le nom des Anglais, son regard étincelait, il fermait le poing, ce qui faisait croire à Toinon que le cannibale revenait en appétit.

Jacques reprit son histoire :

— À peine étions nous réunis ensemble au milieu du camp encombré de cadavres, que nous entendîmes tout autour de nous un grand bruit de pas dans les bois. Aussitôt, je criai à mes hommes : « Prenez les fusils des Anglais… rangez-vous en ligne… montez sur la colline ! » En un instant nous étions armés, rendus sur les hauteurs et prêts à combattre. Mais soudain il me vint la réflexion que nous pourrions bien être victimes d’une méprise, et nous heurter contre des Français ou des sauvages amis. Je fis entendre immédiatement le cri du chat-huant qui était notre signe de reconnaissance avec les sauvages. Rien ne répondit et les pas s’avancèrent toujours. Alors, nous nous écriâmes tous ensemble : « Vive la France ! » Cette fois, les pas s’accélérèrent, et nous entendîmes de tous côtés cent voix qui répétèrent avec les échos : « Vive la France ! Vive la France ! » Et en même temps, le drapeau blanc sortit du fourré, et nous vîmes déboucher, à droite et à gauche du champ de notre combat, nos confrères d’armes, au milieu desquels nous nous précipitâmes, le cœur deux fois plein de bonheur.

C’était le corps de garnison du fort St.-Jean que M. de Boishébert ramenait vers Beau-Bassin. Ayant entendu dans le lointain notre fusillade, il était accouru, soupçonnant une attaque des Anglais contre les habitants du Coudiac. Il connaissait déjà la défaite de M. de Vergor depuis quelques jours, et c’est ce qui lui avait fait incendier ses ouvrages de défense. Il n’aurait pas pu s’y maintenir et il craignait de se voir fermer toute retraite du côté du Canada.

Quelle joie ce fut pour moi de montrer à mon ancien commandant ce que nous avions fait avant son arrivée ! Nous comptions quatre-vingts ennemis dans l’autre monde, nous avions des tentes et d’abondantes provisions, et nos adversaires avaient reçu une leçon qui devait leur apprendre à ne plus venir déloger des gens paisibles.