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jacques et marie

marquée qui ne s’effaça pas du reste de la soirée. Après être resté quelques instants livré à ses réflexions, il poursuivit son récit.

— Je laissai donc le corps du commandant aux mains de Wagontaga pour courir après les fuyards. Ceux qui avaient d’abord échappé à nos coups s’étaient enfuis vers le rivage pour se réfugier sur leurs bateaux. Mais ces embarcations étaient déjà surchargées de butin ; la plupart s’enfoncèrent sous le poids du trop grand nombre qui s’y précipita. D’ailleurs, nous suivions les Anglais de trop près pour en laisser échapper beaucoup : quelques-uns seulement réussirent à s’éloigner du bord, à la faveur des ténèbres ; tous les autres furent culbutés dans la rivière, puis assommés dans l’eau ou massacrés sur la grève. La boucherie ne cessa que lorsqu’on n’entendit plus un seul gémissement poussé par une voix étrangère. Les sauvages achevaient ceux que nous avions laissé blessés. Ils firent plus, les malheureux !…

Quand je regagnai le camp, je retrouvai Wagontaga avec quelques-uns des siens : ils étaient assis autour d’un grand brasier qu’ils attisaient à l’envie ; une odeur nauséabonde me saisit à la gorge, et je vis sortir de chaque côté de la flamme, des membres et des têtes qui rôtissaient : tout près de là, j’aperçus les vêtements et l’épée du capitaine !… Alors, je pensai aux restes déchirés de ma mère, et je m’éloignai avec horreur, comprenant que j’allais être plus que vengé.

— Comment ! interrompit André, et tu as pu laisser manger des corps de chrétiens ! C’était bien assez d’avoir massacré tant d’hommes désarmés !…

— D’abord, mon ami, je crois que j’avais bien tous les droits de représailles, et dans ce moment j’étais dans l’ivresse du carnage et de la vengeance : la vue du sang que l’on répand rend aveugle et cruel. Cependant, je pense que si j’eusse pu empêcher ce repas affreux, je l’aurais fait. Mais les sauvages étaient beaucoup plus nombreux que nous, nous aurions été incapables de les retenir dans ce moment. C’est un malheur que les nécessités de la guerre nous obligent à nous servir de ces barbares : ils rendent nos victoires horribles. Quant au massacre de gens désarmés, il me semble que personne ne peut nous en faire un crime. D’abord, ils avaient leurs armes, ils n’avaient qu’à les prendre ; ensuite, tu dois savoir que dans un pays de forêts, où nous n’avons ni forteresses ni magasins, on ne peut pas faire de prisonniers, à plus forte raison quand la famine est parmi nous. Les Anglais qui chassent dans les bois, sans pain et sans vêtements, les habitants paisibles de