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jacques et marie

j’ai combattu et que je détesterai toujours… toujours, tant que je garderai le souvenir de mon père et de ma mère ; si elle a du courage comme les Acadiennes en avaient, du temps de madame de La Tour, elle me suivra. Si elle refuse, eh bien ! je crois que je pourrai faire ce dernier sacrifice à mon amour pour la France. Et puis, je faisais un autre rêve : j’espérais que, dans l’état où se trouvent les affaires militaires, j’aurais peut-être le bonheur de servir encore la cause de la France. Il ne faudrait qu’un plan bien organisé, une jeunesse dévouée, aidée de quelques hommes du dehors, le vœu de la population pour rejeter loin de notre pays ces étrangers insolents ; ici, nous sommes plus nombreux qu’eux… Mais ceci est trop incertain, dépend de trop de circonstances que je ne puis pas prévoir dans ce moment, pour pouvoir vous être communiqué.

— Si c’est un projet aussi bien combiné que ton enlèvement de Marie, interrompit André, tu peux de suite le reléguer au nombre de tes rêves qui n’ont pas eu de réalité. Écoute-moi bien : tu ferais mieux de t’en tenir aux sentiments et aux dispositions que tu semblais éprouver tout à l’heure, quand je t’ai parlé de la maisonnette de ta fiancée. La sœur n’ira certainement pas courir les bois et faire la vivandière pour tes mangeurs de chrétiens. Quant à tes autres desseins, je dois te dire qu’il y a trop de soldats à Grand-Pré et aux environs pour qu’un seul homme puisse tenter d’y faire quelque chose pour l’ancienne patrie. Ici, cette cause est perdue.

— Allons, dit Jacques en se levant avec quelque impatience, nous verrons… nous verrons toujours….

— En attendant, reprit André, allons faire des rêves plus salutaires ; il est temps de prendre un peu de repos. Bonsoir. Nous verrons demain, nous verrons avec Marie surtout. Il y a longtemps que tu n’as vu devant toi deux jolis yeux de femme, tu ne sais plus comment ça parle, quel effet ça produit ; c’est quelquefois pire que la langue ; ça détournera bien un peu l’ardeur de ton patriotisme.

— Si les yeux de Marie parlent comme doivent le faire ceux des nobles filles, ils n’éteindront pas mon patriotisme, ils l’élèveront, ils le serviront… Bonsoir, André.


VI

Quelques instants après cette conversation, les quatre voyageurs étaient étendus autour de leur feu sur des couvertures que les frères Landry avaient prises avec eux. Deux d’entre eux ronflaient