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jacques et marie

temps. Il se rappela la confiance des Landry dans les Anglais, puis les phrases successives d’André : M. George qui achetait tous les produits de la petite fermière ; M. George qui s’intéressait tant à Marie, qu’il obtiendrait facilement tous les pardons dont son fiancé aurait besoin. Véritablement, ce bon militaire commença à lui paraître bien extraordinaire, et trop privilégié pour inspirer une grande confiance dans sa protection.

André avait le tort d’être un bon enfant, trop crédule, un de ces frères qui peuvent être excellents quand leurs sœurs en sont à leur premier amant, mais qui deviennent dangereux quand les seconds arrivent. Jacques douta de sa perspicacité ; puis il se rappela qu’à l’époque où le Coridon avait écrit à son frère, il était déjà à la veille d’être adoré, que ses relations avec Marie avaient toujours continué, supposant qu’il fût le même que le Gordon… que celle qui devait ainsi lui donner son culte était la plus séduisante fille qu’il eût jamais rencontrée. Or, sa fiancée était bien la plus gracieuse créature de Grand-Pré !… Il savait aussi que les frères de sa fiancée étaient partis sans la prévenir de leur dessein ; peut-être craignaient-ils qu’elle ne s’opposât à leur départ… Ces considérations enflammèrent peu à peu l’esprit du pauvre Jacques. Cependant, il voulut douter encore ; il n’avait jamais bien remarqué l’adresse de la lettre qu’un trop long séjour dans la poche du militaire avait un peu flétrie. Il se rappelait seulement qu’une seule syllabe du nom était encore bien lisible : c’était la dernière ; or, celle-là termine également Gordon et Coridon : nouveau motif de doute ; pourquoi n’y aurait-il pas eu dans l’armée anglaise deux Gordon et deux Coridon ? Ces coïncidences ne sont pas rares. Oui. « Mais, pensa Jacques, qu’il se rencontre deux Anglais qui aiment également les Acadiens et les Acadiennes, cela est bien plus inouï. »

Toutes ces ambiguïtés de circonstances, tous ces doutes contradictoires avaient retenu jusque là son esprit en suspens ; il n’avait pas osé faire de questions à ses amis, craignant de les offenser. C’eut été peu délicat, en effet, après les démarches des Landry et leurs paroles, de suspecter leur bonne foi et la sincérité de Marie. Aussitôt qu’il vit ses compagnons pris de leur plus lourd sommeil, il se leva, tira la lettre, s’approcha du feu, et après avoir remué quelques tisons, il essaya de déchiffrer le mot de sa terrible énigme. Avec les données qu’il avait déjà, il put facilement constater l’adresse suivante : « À monsieur le capitaine Charles Gordon, en station au fort Lawrence. »… Par conséquent, il ne lui restait plus de doute sur l’identité du tendre berger d’Acadie et du bon monsieur George.