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jacques et marie

même un ancien ami… Tous ces charmes ne brillaient que pour éclairer son infortune, et compléter ses regrets !

Les quelques chaumières qu’il vit sur le chemin paraissaient vides et désolées ; les portes étaient restées ouvertes, comme après, un tremblement de terre, quand les habitants ne sont pas encore rentrés : en passant, les soldats y mirent le feu ; Jacques ne douta plus de ce qui était arrivé.

Le moment où ils allaient toucher à Grand-Pré approchait : la triste caravane avait franchi la rivière à son embouchure et suivait la grève, le long du Bassin-des-Mines. Cette grève forme à cet endroit une baie gracieuse qui sert aussi d’entrée à la Gaspéreau. À peine Jacques y avait-il mis le pied, qu’il aperçut son village qui se déroulait sur la pente étagée de la côte, à une petite distance devant lui. Le soleil venait en ce moment de franchir et de disperser les derniers rideaux de brume que la nuit avait tendus devant lui, et il semblait vouloir inonder de ses magnificences cette humble bourgade, séjour chéri, où l’on avait si souvent béni ses faveurs et chanté son apparition : l’astre reconnaissant voulait lui faire de solennels adieux. Les toits les plus modestes, les plus petits carreaux de verre resplendissaient sous ses rayons de pourpre, comme des habitations royales. Près du rivage, pour ajouter à la variété du spectacle, étaient venus s’ancrer cinq bricks élégants de la Nouvelle-Angleterre ; ils se balançaient sur les premières ondulations de la marée fuyante, agitant dans le ciel cette parure de lumière que le ciel attachait à leurs voiles à demi-déployées et à leurs réseaux de cordages. Ces oiseaux de la mer arrivés d’autres parages, et qui secouaient si gracieusement leurs ailes, s’apprêtaient à saisir une bien triste pâture. Jacques les regarda comme on regarde une guillotine.

Bientôt le cortège commença son lugubre défilé ; il venait d’atteindre les premières maisons du village ; les femmes et les petits enfants sortaient aux portes pour regarder passer ces autres malheureux qui entraient ainsi de temps à autre, de la campagne, venant, comme les flots tardifs d’un grand orage, grossir la douleur commune. Mornes, sur leurs seuils, les curieux suivaient de l’œil les nouveaux captifs, et semblaient vouloir leur communiquer, par leur regard, l’expression de leur pitié. C’est sur Jacques surtout, blessé et sanglant, que s’attachaient les yeux ; on se demandait étonné, à l’aspect de son costume, d’où pouvait venir cette étrange victime.

Après avoir franchi quelques arpents dans la rue centrale, qui pouvait avoir un mille de long, depuis le rivage jusqu’à l’église,