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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/145

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souvenir d’un peuple dispersé

venaient ces autres captifs qui marchaient à côté de lui ?… Ils étaient trop nombreux pour lui laisser croire que c’était ses trois compagnons. Les habitants de la Riviôre-aux-Canards avaient-ils subi l’infortune de ceux du Coudiac ?… Il s’arrêta à cette dernière conjecture ; mais ses amis étaient ils au milieu d’eux ? Il brûlait d’éclaircir là-dessus son incertitude. Pour y parvenir, il les appela les uns après les autres, à demi voix ; mais il n’entendit répondre que ce soldat, qui parlait si fort avec la crosse de son fusil. Silence ! cria-t-il, go on, rascal !… Jacques comprit que les autres reclus avaient probablement reçu, comme lui, le conseil de se taire, et il ne voulut pas les exposer à d’autres rudesses en leur adressant des questions ; il se résigna donc à attendre le jour pour voir plus clair dans sa situation. Il comprit seulement à certains gémissements, ici, plus étouffés, là, plus aigus, qu’il y avait autour de lui des femmes et des enfants attachés à la même corde.

Pour ceux qui connaissent l’état où en étaient alors les choses en Acadie, à l’arrivée de nos voyageurs, il est aisé de deviner que Jacques était tombé au milieu d’une de ces patrouilles qui pourchassaient dans les champs et les bois les habitants échappés de leurs demeures, au temps de la proclamation de Winslow.


VIII

Le jour, un beau jour de septembre, les plus brillants de cette latitude, un jour qui devait être, dans les premières prévisions de Jacques, tout rempli d’espérance et de bonheur, commença peu à peu à nuancer la lisière de l’orient de ses teintes joyeuses, jetant tout autour de la terre un de ses plus brillants bandeaux. Des couches légères de vapeur s’élevaient au-dessus de la surface endormie de la Rivière-aux-Canards, comme ces voiles de gaze que les enfants de chœur tendent sur le front des mariés devant l’autel nuptial. La nature charmée semblait attendre le réveil de la vie universelle, l’apparition des splendeurs de la création, tant elle restait sans haleine et sans murmure. Au-dessus de cette nuée virginale, immense et nivelée, où tout se fondait vaguement comme « dans une esquisse à l’estompe, perçaient des collines bleues et de grandes masses de forêts touffues et rougies. C’était bien l’aurore que le prisonnier Jacques avait rêvé pour son retour ; mais en promenant ses yeux autour de lui, il n’aperçut que les soldats de l’escorte et d’autres victimes, parmi lesquelles il ne retrouva pas