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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/156

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jacques et marie

sans vertu !… ah ! c’est trop cruel, c’est trop injuste cela !… Vas-t’en ! vas-t’en ! je ne veux plus de toi… Tu me fais horreur avec ces yeux de feu, ces poings fermés, ce sang Du sang ! c’est vrai, il en était couvert… malheureuse que je suis !…

Et en s’affaissant peu à peu, elle murmurait encore :

— Ce beau retour !… voilà donc tout ce qu’il devait être… Je suis abandonnée… Pauvre Jacques, peut-être qu’une autre, une vraie Française, aura su soulager son exil ; je n’étais pas là, moi, pour lui dire de temps en temps : « Jacques, repose toi, tu es fatigué, tu as trop travaillé, tu as trop combattu… et puis, console-toi,  tu auras un jour un foyer joyeux et tranquille, une autre Acadie tendrement aimée ; vas, je saurai bien te faire oublier toutes tes souffrances, tes séparations »… Et quand il était blessé, celle-là aura peut-être approché de son lit pour étancher son sang, pour essuyer les sueurs de son front, pour mouiller ses lèvres… c’est pour cela qu’il m’a repoussée quand j’accourais pour fermer sa blessure avec mon cœur. Je n’étais plus digne, moi, de toucher ce sang-là, et il m’a jetée à terre !… Ah !… il y a des Anglais qui sont moins barbares !…

Alors, la pauvre délaissée versait des torrents de larmes ; et c’est ce qui lui conservait la vie.

Dans ce moment elle avait du mieux : l’arrivée de son père semblait avoir opéré quelque bien ; les lueurs d’une aurore nouvelle coloraient le chaos de cette nature bouleversée. Ses yeux s’entr’ouvraient de temps en temps, et s’abaissaient sur son père avec un sourire comme en ont seuls les anges de la terre quand ils retournent au ciel, un sourire où rayonnait toute sa tendresse filiale : elle n’avait plus que cet amour-là, mais il débordait de tout celui qu’on lui avait si cruellement rejeté.

Au moment où Pierriche ouvrit la porte et présenta la lettre du lieutenant, elle fit un léger mouvement ; ses membres tremblèrent comme une feuillée de lianes quand une brise a passé dessus, et elle murmura, si bas, si bas que personne ne put l’entendre i

— Dieu ! ce n’est pas lui !…

— Une lettre de monsieur George ?… dit avec empressement la mère Landry.

— Oui, madame, répondit le garçon : c’est, comme je le pense bien, pour à savoir des nouvelles de votre santé ; car il m’avait l’air d’en avoir grande envie, le maître.

— Comment, le maître ? dit le père Landry, est-ce que tu restes chez lui ?…

— Mais oui, il m’a pris hier, me disant, comme ça, que c’était